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Le voyou de Séoul


Yi Sang

Un inconnu s’est installé chez moi. Je l’avais rencontré dans une librairie de Saint-Germain-des-Prés. Il avait une allure décadente et était habillé d’un rubashka très lisse. Sa pâleur extrême m’avait impressionné. « Si ce n’est pas un poète maudit, et coréen de surcroît, m’étais-je dit, c’est que je ne connais vraiment rien ni à l’Asie, ni à la littérature ». Autant dire aux deux choses qui comptent le plus pour moi.

Je ne m’étais pas trompé : c’était bien Yi Sang, le voyou de Séoul, l’admirateur de Rimbaud et d’Apollinaire, le poète qui voulait savoir à tout prix pourquoi la ligne avait assassiné le cercle.[access capability= »lire_inedits »] Il m’avait demandé s’il pouvait laisser dans mon studio une malle emplie de revues coréennes et de manuscrits en travail. J’avais accepté, bien sûr, curieux d’approcher un homme qui portait sur son visage les marques du génie et d’une mort précoce. Il n’avait alors que 25 ans et il lui restait quelques mois à vivre. Cela lui suffisait, me confia-t-il un soir, pour chambouler la littérature coréenne, tout comme Lu Xun l’avait fait avec la littérature chinoise et Akutagawa avec la japonaise. J’admirais son assurance, moi qui savais que je ne révolutionnerais jamais rien, même pas le train-train de ma vie quotidienne.

« Ma famille ? Je les trouvais abjects. Je les haïssais même »

Yi Sang était de la race des aventuriers : il avait déjà traîné ses guêtres en Chine et au Japon et, maintenant, il voulait découvrir les romantiques allemands, les dadaïstes, les surréalistes et même Louise Brooks, dont la beauté l’avait ébloui.

Comme je lui demandais à quoi ressemblait sa famille, il détourna la tête pour que je ne remarque pas le mépris qui accompagnait sa réponse : « J’ai laissé derrière moi une famille habituée au déshonneur, une famille née pour porter sur son dos tout le malheur du monde. À l’heure qu’il est, ils doivent avoir fini leur dîner…..écœurant comme toujours. Et être couverts de sueur à cause de la chaleur ». Il poursuivit en me fixant sans me voir : « Je n’ai jamais réussi à les aimer vraiment. Je les trouvais abjects. Je les haïssais même. Pourtant, ils ne s’effondraient pas. Ils m’importunaient sans relâche pour pénétrer dans mon organisme, comme s’ils dégageaient des odeurs toxiques ». Et vous, me questionna-t-il à son tour, avez-vous aimé votre famille ? Je lui répondis qu’aimer serait un mot trop fort, mais que l’indifférence y était de règle. Chacun menait la vie qu’il entendait. « Mesurez-vous votre chance ? », me demanda-t-il, surpris. Je bredouillai que oui. Il voulut savoir si j’aimais aller à la plage. « Bien sûr, et vous ? » Il me répondit que la plage elle-même n’était que mélancolie pour lui. « Où que j’aille, je n’arrive pas à être heureux ». Yi Sang était un homme désemparé : il ne parvenait même plus à lire, lui qui était atteint de cette maladie incurable qu’on appelle littérature. Quant à la philosophie, il la jugeait d’une futilité infinie.

Il me confia qu’il était en train d’écrire Le Récit d’une fin de vie, qui réduirait en cendres les mille ans de littérature coréenne. Avec un ricanement, il ajouta : mais comme tous ces artistes, je ne suis sans doute qu’un de ces castrés du quotidien, un de ces types qui deviennent vite des rats d’égout et qui meurent au bout de deux ou trois ans à peine.

Yi Sang macérait dans le jus de l’autodénigrement. Rien ne le rattachait plus à l’existence. Sa femme ? Il l’avait vendue à un inconnu. Ses parents ? Il les avait fuis. La culture ? Pure plaisanterie. La nature ? Inepte à pleurer. Le peuple ? De la racaille. À regarder le passé, me dit-il, je n’ai que des regrets. J’ai la certitude de m’être trompé moi-même. Ma vie n’a été qu’une fuite lâche.

Il sortit de sa malle un poème qu’une amie française avait traduit et me le tendit. « Lisez-le tranquillement avant de vous endormir et dites-moi demain quelle forme de suicide serait la plus appropriée pour moi. Je suis lâche certes, mais je ne reculerai devant aucune. Mon destin est entre vos mains ».

Je livre ici ce poème pour donner une idée du génie singulier de Yi Sang. Il a été écrit le 7 janvier 1933.


Ma vie égale ma vie moins un.
J’allume la lampe de poche.
Ma vie, c’est soustraire encore un à ma vie moins un.
J’éteins la lampe de poche.
La soustraction se rétablit − mais je perds encore une autre vie à cause de cela.
J’ai mis la lampe dans la poche.
Je ne peux même pas distinguer les directions. Je ne sais pas quoi faire.
Je reste oisif − la lampe s’est allumée dans ma poche pour désœuvrer aussi ma pensée.
Je dois me dépêcher. Pourquoi ?
Vais- je mourir ? Sinon, devrais-je au moins mourir de mort violente ?
Ma vie ne se dévoile pas à moi.
J’en éclaire une partie avec ma lampe de poche.

En voyant clairement l’une se soustraire sous mes propres yeux − aurai-je su qu’il existait aussi une vie à moi ?

Le lendemain, Yi Sang avait disparu, laissant sur son lit ce simple mot : « Lui, il ne se lie avec personne. Et il ne regarde pas en face. Toujours recourbé, son comportement est hésitant ». Je biffai « hésitant » et le remplaçai par « élégant ». Yi Sang n’était pas homme à faire peser longtemps sur autrui le poids de ses tourments. Il savait quelle était la voie la plus directe pour l’enfer. Il n’avait rien laissé au hasard. À moi maintenant de revêtir son rubashka. Entre fantômes, on se comprend.[/access]

Ce texte est une préface à Ecrits de sang de Yi Sang, à paraître en octobre aux éditions Imago.

Ecrits de sang

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Septembre 2011 . N°39

Article extrait du Magazine Causeur



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