Monsieur Frédéric Martel a fait un grand voyage, et il tient à ce que cela se sache. Depuis qu’il est rentré dans sa province parisienne, il fait tout un battage dans le poste pour nous raconter ses aventures du vaste monde. Bien campé derrière son micro, son gros livre posé en évidence devant lui, Monsieur Martel nous conte des choses qui nous écarquillent les yeux. La culture dorénavant, c’est mainstream ! C’est le mamamouchi du bout de la Turquie qui l’a dit ! Et le sultan aussi ! De Hollywood à Bollywood, sans passer surtout par Paris, partout c’est mainstream !
À califourchon sur ce mainstream, il en a vu et il en a fait des choses Monsieur Martel ! Il est allé à la rencontre des Aidoru de Cipango et des princes du Bottom-up du vaste royaume de Catai. Il a vu de ses yeux vu des break to dans les BRIC. Il a surfé sur le Hal-lyu au pays du matin calme. Aux confins de l’Orient mystérieux et de l’Extrême Occident il a su pénétrer des Consumer Product Division. Il a parfois visionné en live des content à Macao, assisté, sûrement, à des crossover audacieux à Java, voire même à des Showcase dans le Shandong. Il a parlé figures avec des CFO, entertainment avec des COO, à moins que ce soit l’inverse, avant de dîner avec des chopsticks et des CEO en haut d’une nouvelle tour de Babel à Singapour. Surtout, au bout du monde, au bout de la nuit, il a trendsetté avec des trendsetters brésiliens, indiens, marocains, chinois, australiens, américains… Mazette ! Sur son site, on trouve la liste intégrale des 1250 personnes qu’il a interviewées pour nous, et des trente pays qu’il a visités pour nous aussi[1. Et aussi le sens des mots empruntés au registre de Monsieur Martel que j’emploie ici.].
À bas l’instruction, vive l’edutainment
Ah, qu’il est heureux Monsieur Martel ! On le sent émoustillé et ravi de nous montrer combien on est lourds et tristes ici en France. C’est rédhibitoire, avec notre exception culturelle, avec nos vieilleries dans la Pléiade, on nage à contre-mainstream. Et on s’essouffle. Pendant que les autres à fond dans le mainstream, ils font un petit coucou aux has-been en passant. Hello, hello! Ca les fait rigoler, les mainstream du monde entier, ces Français tout rouges à force de lutter contre le courant. Pas hip du tout les Frenchies ! Et je vois Monsieur Martel qui est avec eux. Il passe à fond la caisse, avec ses copains hilares. Et le voilà qui descend en route pour venir nous parler. Grand seigneur, ce Monsieur Martel ! Il suffit qu’on se retourne et qu’on se mette dans le sens du courant pour arrêter de souffrir. C’est ce qu’il nous explique gentiment Monsieur Martel. C’est quand même bien simple au fond. C’est comme ça que tu deviendras big ! Au placard la vieille instruction austère, c’est l’edutainment qu’est l’avenir pour nos kids !
Au fond on voit bien ce qu’il pense l’immense Monsieur Martel, son livre c’est pour nous assommer à coup de Martel. Du softpower pas si soft. Nous réduire, nous autres les anti-mainstream, au bruyant silence produit par les Media Conglomerate. On devrait se faire tout penauds devant le vaste Martel qui a fréquenté les géants de l’entertainement industry du vaste monde. C’est lui le gatekeeper de la néo-culture ! On devrait pas trop la ramener avec notre vieille France bien rance, toute petite rikiki dans un coin paumé de la petite Europe. Faut qu’on arrête de se la péter. Low profile. Si on savait, comme lui il sait Monsieur Martel…C’est grand le vaste monde. Avec des magnats émergents qui ont des grands bureaux un peu partout. Et des immeubles très hauts. A nous qui sommes restés là, pauvres petits sédentaires étriqués, cloués à notre petit monde, Monsieur Martel nous le répète : Monsieur Martel a beaucoup pris l’avion. Il a mis les pieds dans des aéroports très grands, et a pris le taxi dans de vastes empires, où il a rencontré des hommes d’affaires qui font des films. Il a fréquenté des gens intéressants à Hollywood, au bout lointain de l’Occident, là où la culture se vend à coup de blurb. Il a tutoyé des giants et des moguls de la culture mondialo-mondiale, jusque dans des contrées. Longtemps, Monsieur Martel fut attaché culturel à Washington, ambassadeur d’une vieille culture beaucoup trop pure player à son goût. On l’imagine au cours de sa longue enquête, qui a duré cinq ans paraît-il, le soir dans ses hôtels mainstream tirer la langue en ouvrant son grand cahier numérique, « pour écrire d’un côté les dépenses, et de l’autre les impressions ». Et puis il est revenu dans sa province à Paris/Seine, avec ses notes prises sur le vif (et ses notes de frais adressées à l’obsolète République) pour faire rayonner devant nous le grand spectacle de l’industrie culturelle.
Ah, Monsieur Martel ! Après avoir tant voyagé, vous voilà enfin libéré de votre vieux surmoi français! Vous avez fini de vous laisser impressionner par la highbrowculture de votre vieux pays ! Ringardiser ceux qui vous impressionnaient autrefois, lorsque vous arrivâtes dans la capitale depuis votre charmante bourgade, Châteaurenard dans les Bouches-du-Rhône je crois, quel trip ! Je vous imagine comme si j’y étais, car j’y fus parfois, dans l’avion qui vous ramenait tantôt à Paris, bien calé dans votre fauteuil business mainstream, un verre de coke lemon light mainstream à la main, vous exclamer dans un soupir, les yeux baissés, avec l’air satisfait de celui qui admire discrètement ses souliers enfin décrottés, mais non sans une pointe d’accent résiduelle qui fait votre charme si kawaï, alors que l’engin, altier, daignait vous dévoiler les beautés surannées de la capitale des ploucs avant de consentir à poser délicatement ses roues à Roissy-en-France la poussiéreuse, « Que la grande culture française est petite quand on la contemple du haut de l’industrie mainstream ! »
Quel pitch ça ferait.
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