Le vieil homme sait qu’il y a des choses qu’il ne faut pas faire, surtout quand on est un lettré comme il se flatte de l’être. On peut certes annoter un livre, mais en déchirer des pages, voilà qui est hors de question. C’est pourtant ce qu’il fait, préférant feuilleter quelques chapitres, si possible brefs, que de s’encombrer avec un pavé qui le décourage d’emblée : il ne sait que trop combien la vie est brève et les sommes philosophiques assommantes.
Contre la littérature pour femmes délaissées
Il est vrai qu’il a travaillé pendant près de quarante ans dans l’édition. Et qu’il a appris à très vite reconnaître non seulement la valeur d’un livre et la technique de son auteur pour épater d’éventuels gogos. Seul ce qui peut être exprimé en quelques lignes le retient encore. C’est dire qu’il ne se sent vraiment à son aise qu’entouré de notes fugitives et d’aphorismes cinglants.
Il a abandonné l’érudition quand il a pigé qu’elle n’était jamais qu’une fuite loin de notre propre vie, de même qu’il a renoncé aux pamphlets tant les polémiques le lassent et mis une croix définitive sur les pavés qui s’adressent à des femmes délaissées en quête du Prince Charmant. Quant à celles, abusées ou non, qui veulent se venger de leur passé – elles sont innombrables – il jette sur leurs livres un regard apitoyé : sans doute n’ont-elles rien compris à la littérature, ce qui n’est pas grave, mais moins encore à la vie, ce qui est plus fâcheux.
Le sourire des jeunes filles myopes
Le vieil homme en était là dans ses réflexions, lorsque subitement il décida d’entrer chez un opticien pour vérifier sa vue déclinante. On le pria d’attendre quelques minutes. Observant les jeunes filles qui s’affairaient dans le magasin, il songea à son ami Ceronetti qui lui avait dit, ce qu’il avait eu maintes fois l’occasion de vérifier, qu’un sourire des plus enchanteurs et des plus énigmatiques est le patrimoine exclusif des jeunes filles myopes qui portent des lunettes aux verres clairs, avec une monture invisible.
Ce genre de jeunes filles, avait-il ajouté, n’est pas si rare : d’ordinaire, elles ont des cheveux blonds ou châtain clair, une allure très svelte. Derrière leurs verres, la lumière de leurs yeux est pâle. Leur regard que la nature a limité se dirige vers des lointains inconnus. Leur sourire, quand il se manifeste, est d’une luminosité extrême. On jurerait qu’il annonce pour ceux qui les aiment ou les aimeront, un bonheur supérieur à la félicité commune.
Mourir de soif auprès de la fontaine
Le vieil homme se souvient avoir connu des jeunes filles au sourire énigmatique et aux lunettes claires. Il aimerait les passer en revue. Il aimerait plus encore savoir s’il en existe encore. Il est trop tard : l’examen de sa vue débute. Le résultat n’est pas fameux. Mais qu’est-ce qui peut l’être encore à son âge ? En sortant son portefeuille pour régler les vingt-cinq francs de la consultation, il en extrait une page déchirée d’un essai qu’il ne sait plus à qui attribuer. Plus tard dans un café, il lira ceci qui s’adresse directement à lui :« Dans l’une des maximes à la visée éthique du “Dhammapada” on trouve cette image d’un vieux : il dépérit comme un héron sur un lac sans poissons. » Il songe que cette maxime conviendrait encore mieux à son besoin d’amour. Il est trop tard. Comme Villon, « il meurt de soif auprès de la fontaine. » Ceux qui l’observent chez Nespresso le trouvent plutôt affable : il n’a pas l’air de mourir de soif. Il convient de donner le change quand les jeunes filles éthérées à lunettes ont disparu et que soi-même on est si proche du gouffre. On lui apporte un second ristretto qu’il dégustera en lisant la presse. Il faut bien feindre d’être encore vivant, se dit-il. Sans conviction.
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