Aussi surprenant que cela puisse paraître, personne, absolument personne, n’a relevé dans la presse française le dernier dérapage de Jean-Marie Le Pen sur la question de l’antisémitisme. Interrogé par des journalistes à Bruxelles pour savoir ce qu’il pensait du dernier rapport de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union, portant sur 19 pays européens et soulignant une nette remontée des actes antijuifs depuis le déclenchement des hostilités à Gaza, Jean-Marie Le Pen a répondu, sans l’ombre d’une hésitation : « Ça ne me surprend pas qu’il y ait une montée (de l’antisémitisme). En fait, c’est parfaitement compréhensible car Israël alimente des sentiments d’antisémitisme. » Quant au rapport de l’Agence, le président du FN a estimé qu’il s’agissait d’une « grossière diversion », destinée à faire oublier les crimes de guerre d’Israël à Gaza.
On s’étonnera donc que la presse française qui, il y a une semaine, avait amplement relayé la sortie de Le Pen au Parlement européen et le come-back du « détail » dans la rhétorique frontiste, soit restée muette devant cette justification de l’antisémitisme, dont les seuls coupables ne sauraient être que les Israéliens. Enfin on ne s’étonnera qu’à moitié. Parce qu’en vrai, ces mots, cette justification, cette absolution, ce n’est pas à Jean-Marie Le Pen qu’on les doit, mais à Ken Loach.
Oui oui, Ken Loach, le metteur en scène concerné de Bread and Roses, l’humaniste engagé de Le vent se lève, pour lequel il a obtenu la Palme d’or à Cannes en 2006. Ken Loach le chouchou des pages cinéma de Télérama, du Monde et des Inrocks. Et surtout Ken Loach, le courageux militant d’extrême gauche, le grand contempteur du Capital et du social-libéralisme, le soutien inconditionnel d’Olivier Besancenot à la dernière présidentielle.
A ce stade du récit, une précision s’impose et notamment à l’attention des tenants de l’équation gauchisme = antisionisme = antisémitisme. Je le répéterai autant de fois qu’il le faudra : par pitié, laissons l’amalgame forcené au Camp du Bien ! Je n’accuse pas tous les trotskystes, ni toute l’extrême gauche de complaisance pour l’antisémitisme, et encore moins d’antisémitisme. En Grande Bretagne, de nombreux groupes marxistes ont dénoncé les déclarations de Loach. En France, l’excellent site trotskyste de Gilles Suze (un bolchevik old school, opposant interne au NPA) a prouvé, durant toute la durée du conflit à Gaza qu’on pouvait et qu’on devait impérativement faire la part des choses entre la condamnation de l’intervention et les accusations de massacres ou de génocide, porteuses de dérives antisémites. Toujours chez nous, depuis des années, c’est le site d’extrême gauche – certains diront même d’ultra-gauche – d’Yves Coleman[1. On pourra notamment y lire un compte-rendu hallucinant de la visite de courtoisie faite au Hezbollah par l’antisioniste radical Norman Finkelstein, auteur du fameux ouvrage L’Industrie de l’Holocauste.] qui maintient avec le plus de pertinence et de virulence les saines traditions de cordon sanitaire issues de l’Affaire Dreyfus – et que nombre d’élus banlieusards de la gauche et de la droite respectables oublient volontiers en période électorale.
Mais bon, cela étant dit, on est bien obligé de constater que le discours ultra-limite de Ken Loach a été glissé en douce sous le tapis de Libé jusqu’à l’Obs. Situation délicieuse, ce sont de fieffés réacs tsahalophiles comme mes amis XP et Menahem Macina qui ont rétabli le droit du cinéaste engagé à faire connaître ses prises de positions sur le Proche Orient, le pauvre ayant été censuré, pour son bien, par ses propres groupies !
On attendra donc en vain qu’à chaque fois que nos amis de la presse qui pense reparleront d’un film de Ken Loach, ils prendront des pincettes, préciseront que leur engouement est strictement artistique et qu’il n’a rien à voir avec ses prises de positions politiques nauséabondes ; un traitement façon Brigitte Bardot qu’on peut aimer dans Le mépris sans être pour autant accusé d’être favorable à l’abattage rituel de tous les immigrés pour l’Aïd el Kebir. Plus sérieusement, on attendra qu’Olivier Besancenot se fende d’une petite mise au point. Daniel Bensaïd, qui sait écrire, devrait pouvoir lui faire ça sans trop de souci. On sait le trotskyste lambda pointilleux, voire chichiteux sur les principes, faudrait pas perdre les bonnes habitudes avec la création du NPA. Rappelons que lors d’une rencontre avec le metteur en scène diffusée le 2 janvier 2008 sur France Inter, Olivier Besancenot avait déclaré : « J’irais bien au pouvoir avec Ken Loach ! » Espérons que le cas échéant, il ne lui confiera pas le Quai d’Orsay, et encore moins la division du ministère de l’Intérieur chargée de la protection des lieux de culte.
Bref, je pense qu’Olivier Besancenot et avec lui la quasi-totalité de l’establishment ont tort de fermer les yeux sur ces transgressions de plus en plus transgressives. On est tellement gêné qu’on préfère regarder ailleurs. C’est tabou, un peu comme l’inceste avant que ça devienne à la mode. On fait comme si ça n’existait pas, et pourtant, ça existe : Le Pen n’a pas le monopole du dérapage, il y a des chics types aux normes ISO 2009 qui trouvent que la montée de l’antisémitisme est understandable et que la dénonciation des récentes attaques de synagogues était une « grossière diversion » (Red herring, hareng rouge, en VO). Alors que jusque-là, le seul discours admissible dans cette frange de l’opinion était que quels que soient les crimes imputés à l’Etat d’Israël, toute forme d’antisémitisme était injustifiable. Grâce à Ken Loach, face aux actes antisémites, on est passé du traditionnel Je condamne, mais… à l’innovant Je comprends, mais…, bref on a franchi un palier, et qui risque de ne pas être le dernier. Sincèrement, je ne dis pas que Loach est antisémite et n’encourage personne à le penser. En revanche, je crois qu’il encourage l’antisémitisme, tout en étant intimement persuadé de ne pas le faire. Je pense que cet homme, comme des flopées de citoyennistes est plombé par sa vision strictement binaire du réel, par sa division du monde en bad guys et good guys, qui est pourtant celle des thrillers bourrins américains qu’il déteste et que j’adore. Par absence d’imagination, inculture historique ou paresse idéologique, Ken Loach plaque ses schémas de Land and freedom (méchants franquistes/gentils républicains ou encore crapules staliniennes/angelots trotskystes) sur le conflit entre Tsahal et Hamas, je vous laisse deviner qui est qui…
Le pire dans tout ça, c’est donc que Ken Loach n’est pas vraiment un raciste, ni plus spécialement un antisémite. Il est victime de son ignorance, de ses préjugés, de son simplisme. Oui, c’est ça, c’est un simplet. Il n’est en définitive que le frère jumeau du petit blanc gogol de ses propres cauchemars, celui qui croit que tous les arabes dealent du crack dans les caves de HLM entre deux tournantes…
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