La « dés-excommunication » des quatre évêques consacrés par Mgr Lefebvre a donné lieu à des polémiques adventices où se sont déployés plusieurs types de mauvaise foi. D’un côté, la rumeur (qu’Angela Merkel a paru avaliser) d’un Ratzinger nazi donc négationniste a circulé. De l’autre on a doctement souligné la distinction entre levée d’excommunication et réintégration dans le clergé, concédant seulement une carence dans l’information fournie à Benoît XVI sur Williamson. Mais ceux qui, comme Mgr Simon, l’archevêque de Clermont-Ferrand, minimisent ainsi l’affaire, oublient que Williamson n’en était pas à sa première déclaration négationniste, et qu’en tout cas le Vatican pouvait suspendre la publication – ou la mise en œuvre si on ne pouvait plus retenir le texte – de sa décision jusqu’à une éventuelle rétractation. À quelque date que le pape ait été informé des propos de ceux auxquels il tendait une perche, on doit reconnaître qu’il a tenu ces opinions pour secondaire par rapport aux questions de discipline ecclésiastique. Même après la fameuse interview à la TV suédoise, c’est la recherche du rétablissement de la communion avec les brebis égarées qui a prévalu. À croire que par rapport à cet objectif, toutes les divergences d’opinion concernant les affaires du monde devraient être reléguées au second plan.
C’est évidemment cette échelle des valeurs, avec l’égocentrisme institutionnel qu’elle traduit, qui n’est pas admise à l’extérieur, y compris parmi les fidèles. La levée de bouclier à laquelle on a assisté a en effet révélé deux failles : l’une entre les valeurs du monde et celles qui guident le gouvernement de l’Eglise et l’autre entre le Vatican et beaucoup d’épiscopats nationaux. Une institution qui prétend être « experte en humanité » est menacée dans sa raison d’être quand son attitude scandalise la plus grande partie de l’humanité. Certes le décalage entre les valeurs de l’Eglise et celles du monde est constant depuis l’origine (cf. I Cor. 4, 9-13), mais ceci ne justifie pas que l’Eglise se place dans une situation d’infériorité morale par rapport au monde. La marginalité actuelle de l’Eglise en matière de mœurs, de famille, de manipulations de la matière humaine… peut apparaître un avertissement à l’humanité imbue de sa puissance, mais quand elle semble indifférente à ce qui est le noyau de la conviction démocratique actuelle (la répudiation de l’hitlérisme et de son principal forfait) ce n’est pas son enseignement mais sa crédibilité qui est en cause. Dans le premier cas, c’est son excès d’exigences que l’on reproche à l’Eglise, dans le second cas son indifférence à l’essentiel : drôles de moralistes qui n’accordent qu’une attention secondaire à la shoah et à sa mémoire !
Que le sommet de l’Eglise ait donné l’impression d’une telle surdité morale a eu pour effet – effet heureux, dira-t-on – de dessiner une seconde faille : entre le Vatican et les épiscopats nationaux. On l’a vu en particulier en France où les évêques ont eu le réflexe de protéger leurs relations de confiance avec les représentants du judaïsme.
Ce n’est évidemment pas un hasard si les deux fractures que la crise a creusées correspondent à deux des axes essentiels de Vatican II. Ce concile a voulu restaurer (réplique décalée à la proclamation de l’infaillibilité pontificale) une certaine collégialité dans le gouvernement de l’Eglise en même temps qu’il a affirmé l’intention d’être « concile pour le monde », de jeter « un pont entre l’Eglise et le monde ». Au contraire, les dérapages et replis de l’actuel pontificat illustrent au contraire une certaine rétraction sur soi de l’Eglise en même temps qu’une centralisation quasi pathologique de son appareil, encouragée par la médiatisation papale. Ce renfermement sur soi et sur la doctrine (Vatican II s’affirmait pastoral) correspond à un sentiment répandu d’échec du concile, que les intégristes incarnent et exploitent. Le « concile pour le monde » a fait fond en effet sur une idée naïvement positive et progressiste du monde démocratique en cours d’instauration, où l’on voyait couramment une mise en œuvre autonome de valeurs issues du christianisme, avec lequel donc, les anciens malentendus étant levés, il devait être possible de renouer au prix d’une certaine adaptation (aggiornamento). Ce rêve d’harmonie ayant été démenti par la radicalisation contemporaine de l’individualisme, la vieille question, la vieille opposition Eglise vs Démocratie reparaît et doit être reprise à nouveau frais. Benoît XVI s’y essaie à sa manière (conférences de Ratisbonne, des Bernardins, de la Sapienza…) opposant au relativisme débridé de l’époque le point d’ancrage d’une anthropologie éclairée par le dogme catholique. On peut douter de l’avenir de cette entreprise, ou plutôt, si les interpellations du Pape sont souvent reçues, ses réponses (la nature comme limite en particulier) ne le sont guère.
L’idée d’une péremption de Vatican II, passerelle vers les intégristes où le Pape paraît s’engager, ne mène pas loin. Que Vatican II ne soit pas un plein succès, qu’il n’ait pas toujours été appliqué ou qu’il ait rencontré des obstacles imprévus, ne change rien au fait que son ordre du jour, les questions à quoi il s’est attaché, sont à creuser et non à oublier. La crise que, dans sa maladresse, l’appareil romain a déclenchée est absurde mais aussi révélatrice car elle repose les questions du Concile. Et qu’elle jette des lumières utiles aussi bien sur l’Eglise que sur le monde et sur la posture de l’Eglise à l’égard du monde.
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