Le Travailleur théorisé par tant d’écrivains et de philosophes au XXe siècle est aujourd’hui anachronique. S’il existe toujours des millions de travailleurs, aucune Figure n’incarne désormais le dynamisme collectif et le productivisme. Il est vrai qu’une société ayant pour seul horizon les loisirs et la consommation n’en a guère besoin.
Une réforme des retraites équitable, qui tiendrait compte de la pénibilité de certains métiers, parviendrait-elle à faire oublier les inégalités dans la manière dont les travailleurs considèrent aujourd’hui leur activité selon qu’elle leur permet tout juste de gagner leur vie ou de donner sens à leur existence ? Alors que tous les métiers n’offrent pas à cet égard les mêmes possibilités, l’évolution des conditions de travail et des mentalités tend à vider la notion même de « travail » de ses contenus anciens. Corvée pour les uns, labeur gratifiant pour d’autres, le travail a peu à peu cessé d’être la « valeur » au nom de laquelle les individus étaient jusqu’alors appelés à se sacrifier, ou au moins à se dépasser. Si la libération par le travail n’a pas disparu, elle a changé de forme et l’on tend aujourd’hui à considérer qu’un effort individuel ou collectif qui ne pourrait être rapidement monnayé en RTT, en consommation et en loisirs ne mérite plus d’être consenti. Gagner sa vie, il le faut bien afin de pourvoir à ses besoins, mais de plus en plus nombreux sont les travailleurs convaincus que la « vraie vie » est ailleurs.
Rapport privilégié à la matière
C’est aussi pour cette raison que la plupart des grandes critiques de la société industrielle, de la mécanisation à outrance et du Travail en miettes (Georges Friedmann, 1956) paraissent aujourd’hui plus ou moins obsolètes, qu’il s’agisse de libération ou d’aliénation par le travail. Ainsi n’est-il plus dans l’air du temps de penser, comme Charles Péguy (L’Argent, 1913), qu’on entrait jadis dans les ateliers en chantant, alors que le travail en usine, qui n’apporte que malheur et asservissement, a fait d’un peuple plein d’ardeur une troupe de saboteurs et de fainéants. Humanisme chrétien et marxisme faisaient alors bon ménage ; l’un s’employant à analyser les mécanismes de l’aliénation sociale et l’autre à restaurer la dignité perdue de l’être humain. Très critique à l’endroit de l’exploitation des ouvriers dont elle partagea un temps la condition laborieuse, Simone Weil ne rêva-t-elle pas d’une vie d’usine au sein de laquelle tous les bruits pourraient se fondre « dans une espèce de grande respiration du travail en commun à laquelle il est enivrant d’avoir part [1] » ? Or, les situations et les motivations sont devenues beaucoup moins lisibles à mesure que les conditions de travail s’amélioraient et que de nouveaux métiers émergeaient qui n’ont plus qu’un rapport lointain avec le travail à l’ancienne.
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Autant dire qu’un essai comme Le Travailleur d’Ernst Jünger (1932) ne pourrait plus être écrit aujourd’hui sans paraître anachronique [2]. À cette époque il est vrai, marxistes et partisans de la « révolution conservatrice » s’accordaient au moins quant au rejet de l’univers bourgeois. Exploiteurs sans scrupules aux yeux des marxistes, les bourgeois se montraient selon Jünger insensibles à la dimension mythique de la Figure du Travailleur, incarnation de la volonté de puissance nietzschéenne en marche dans les sociétés industrielles modernes. En contact direct avec l’« élémentaire » en raison de son rapport privilégié à la matière, le Travailleur porte en lui toute l’ambiguïté du monde de la technique dont il est issu : est-il l’annonciateur du règne barbare des Titans ou de celui des dieux dont un usage affiné de la technique permettrait le retour ? Perdant ses illusions durant la Seconde Guerre mondiale qui vit le déchaînement des Titans, Jünger se montra par la suite beaucoup moins optimiste quant à la signification ultime de cette Figure, mais sans en envisager pour autant la disparition ou la mutation.
Les corps se mobilisent… ailleurs
Or, des travailleurs il y en a certes encore des millions dans le monde, mais aucune Figure de ce type n’incarne plus le dynamisme collectif et l’élan productiviste qui animèrent les sociétés occidentales de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années d’après-guerre. Le Travailleur a cessé d’être la figure de proue des sociétés qui n’ont plus pour horizon que la consommation et les loisirs, et dont les membres se reconnaissent désormais davantage dans l’Homo Festivus décrit par Philippe Muray [3]. C’est donc peu dire qu’on s’est affranchi de la malédiction biblique condamnant les hommes à gagner leur pain à la sueur de leur front puisque c’est la pénibilité, associée à la notion même de « travail », qui est révoquée au nom d’une disponibilité qu’on espère libératrice, à l’image de l’otium romain : ni travail ni oisiveté, mais art de ne rien faire sous la contrainte afin de laisser se régénérer les forces créatrices. Mais c’est là où le Travailleur n’a peut-être pas dit son dernier mot.
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En effet, cette Figure mythique, appelant selon Jünger à la « mobilisation totale », n’a pas disparu mais a perdu de son éclat à mesure qu’elle se fragmentait et se disséminait dans le tissu social. Des usines, des supermarchés au design épuré sont en voie de remplacer les « paysages de chantier » où s’affairaient les Titans, mais la mobilisation continue dans ces locaux rénovés et jusque dans les loisirs tant convoités : mobilisation à outrance des corps dans le sport, des esprits dans la culture de masse et les voyages organisés ; mobilisation des énergies en quête d’une santé toujours plus parfaite et des pulsions en vue d’un épanouissement sexuel érigé en idéal sociétal. L’essentiel n’est-il pas d’être réceptif et réactif, toujours sur le pied de guerre afin de répondre « présent » dans l’instant ? Harcèlements divers, matraquage sonore, interpellation permanente des réseaux sociaux perpétuent sous des formes nouvelles le rythme infernal, le bruit et la fureur du travail en usine ou dans les mines. Nouveau visage de l’aliénation, l’addiction fait chaque jour de nouvelles victimes qui ne peuvent s’en prendre qu’à elles-mêmes de s’être laissées mobiliser par une Puissance sans visage et sans nom. Aucune réforme ne pourrait prendre en compte cette pénibilité-là. Sinon celle de la société tout entière.
Le travail en miettes : Spécialisation et loisirs de Friedmann. Georges (2012) Broché
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[1] Simone Weil, « Expérience de la vie d’usine » (1941), Œuvres, « Quarto », Gallimard, 1999, p. 196.
[2] Traduit en français par Julien Hervier, Le Travailleur (Der Arbeiter) a été publié en 1989 chez Christian Bourgois.
[3] Philippe Muray, Festivus Festivus : conversations avec Élisabeth Lévy, « Champs essais », Flammarion, 2008.