Les Français privilégient désormais leur qualité de vie à leur carrière professionnelle et n’ont plus peur de démissionner. Résultat: de nombreux secteurs connaissent une pénurie de main d’œuvre. Entretien avec Romain Bendavid, directeur du pôle Corporate et Climat social de l’IFOP.
Causeur. D’après une petite musique très présente dans les médias, la crise du Covid a suscité un double phénomène : une « grande démission » et un « exode urbain ». Est-ce la réalité ?
Romain Bendavid. Non ! Il y avait sans doute un désir, largement partagé pendant les confinements, de changer de vie, de trouver ou retrouver du sens, de fuir la ville pour la campagne et de quitter un emploi où on ne se sentait pas épanoui. Il y avait également un sentiment répandu d’être capable d’opérer des changements radicaux, car en faisant face aux difficultés autour de la pandémie, les gens ont pris confiance en eux. Cependant, des passages à l’acte, il y en a eu beaucoup moins et il faut attendre quelques années encore pour voir ce qui s’inscrira dans la durée.
Quelles sont les différences marquantes du marché du travail entre la fin de 2019 et l’été 2022 ?
Le marché s’est renversé : en 2019 l’avantage était aux patrons, à ceux qui offraient des emplois. Aujourd’hui, dans beaucoup de secteurs, les décideurs et les entrepreneurs constatent une pénurie très forte de main-d’œuvre. L’inquiétude a changé de camp. Avant le Covid, l’emploi était quelque chose de précieux qui n’était pas acquis. Aujourd’hui, ce sont les employeurs qui sont inquiets, car ils ont des commandes, mais pas toujours les employés pour y répondre.
Qui est le plus touché par cette pénurie ?
Les plus petites entreprises, TPE et PME, alors qu’elles sont un des poumons de l’économie française. Leurs employés sont souvent polyvalents, alors que, dans les plus grandes entreprises, les salariés ont un poste assigné. En TPE/PME, chaque départ est difficile, particulièrement quand elles ont du mal à recruter. Or aujourd’hui, la pénurie se fait sentir souvent à ces postes-là où il y a besoin de compétences spécifiques, acquises sur place avec le temps, tandis que dans les grandes entreprises, il y a presque toujours une certaine souplesse. Les patrons de TPE sont les plus en danger, d’autant plus qu’ils n’ont pas tellement le temps de se pencher sur un investissement à moyen ou long terme. Ils ont le nez dans le guidon en permanence sur le court terme et la survie de leur entreprise.
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On sait que c’est notamment le cas dans la restauration et l’hôtellerie…
Oui, mais aussi dans les petits commerces. Beaucoup ont fermé pendant les périodes de confinement et n’ont pas pu reprendre leur activité après. L’une des raisons est que certains salariés ne sont pas revenus, car ils n’avaient plus envie de continuer dans les mêmes conditions. Cela concerne aussi bien des postes de saisonniers dans le tourisme que dans l’agriculture, des salariés aux cadres. Il faut souligner que c’est un problème national avec des spécificités régionales (tourisme, agriculture), qui touche un peu plus durement les petites villes.
Ce ne sont donc pas uniquement les postes à bas salaires ou les moins qualifiés qui sont boudés ?
Non. Les aspirations des cadres changent aussi et on ne peut plus uniquement recruter en s’appuyant sur la rémunération. Cela reste bien sûr important, mais en 2022, un cadre n’a plus les mêmes priorités. Il se demande si l’entreprise est utile pour la société, en quoi son poste y contribue, comment il pourrait se projeter dans l’entreprise. Il souhaite associer travail et engagement associatif, organiser son temps de travail. Il demande si on peut télétravailler. Pour lui, l’importance du bien-être au travail est capitale et il ne s’agit pas simplement de mettre un baby-foot dans l’entreprise, mais de souplesse, d’autonomie et d’équilibre vie privée/vie professionnelle. Quand le président dit qu’il n’y a qu’à traverser la rue pour trouver du boulot, il a raison, sauf que ce qu’il ne dit pas, c’est que souvent le boulot qu’on trouve ainsi ne donne pas ou plus envie… Nous avons parlé avec des DRH et des recruteurs, et ils sont souvent perdus face à ce nouveau type de candidats.
Mais où sont-ils, ces gens qui manquent à l’appel et comment vivent-ils ?
Ils ont besoin de travailler pour vivre, mais préfèrent les missions ponctuelles, le travail indépendant, en free-lance. Nous constatons dans notre étude que la crise sanitaire a fait évoluer les mentalités : beaucoup de salariés, notamment les cadres, ont moins peur du changement et plus envie de prendre des risques. L’image du cadre français conservateur correspond moins à la réalité qu’en 2019.
Pourquoi ?
Beaucoup d’entre eux veulent travailler à leur propre compte, car ils pensent reprendre ainsi le contrôle de leur vie. Attention ! Les entreprises qui cherchent des cadres finissent souvent par trouver des solutions, mais il s’agit fréquemment de missions et non pas d’emplois salariés de type CDI. Beaucoup ne veulent plus intégrer des structures organisées ou entrer dans les schémas tels qu’on les a vécus pendant la crise sanitaire.
Et ceux qui travaillaient dans les restaurants en 2019, que font-ils ?
Les serveurs et les plongeurs ont moins la possibilité de se mettre en free-lance… Pour généraliser, ils sont dans la débrouille, cherchent des missions temporaires, parfois des CDD, mais ils évitent des engagements longs dans des postes assortis d’emplois du temps difficilement compatibles avec loisirs et vie privée. Ce qui était toléré ou subi en 2019 l’est beaucoup moins aujourd’hui. C’est d’ailleurs un trait commun aux cadres et aux non-cadres : les actifs veulent décider eux-mêmes de leur mission et être maîtres de l’organisation de leur temps. Il ne s’agit pas de dire que les Français n’aiment plus le travail, c’est le travail dans les structures organisées et très hiérarchiques qui n’a plus la cote aujourd’hui.
Au risque de devenir précaires ?
Oui! D’ailleurs, dans les enquêtes, beaucoup nous expliquent qu’ils étaient déjà précaires quand ils étaient salariés. Quitte à être précaires, autant assumer et refuser ce qui est considéré comme de mauvaises conditions de travail, de longues heures et du stress. Prenons l’exemple de la finale de la Ligue des Champions. L’un des nœuds de l’affaire est le fait inédit que les organisateurs ont eu du mal à recruter des stadiers. On n’avait jamais entendu parler, auparavant, d’une pénurie de stadiers pour un match de foot en France ! Certains ne veulent plus faire des missions qu’ils estiment dangereuses et mal payées, comme d’aller courir derrière des supporters qui escaladent des grilles…
Mais pour avoir le choix, il faut avoir les moyens. Ces sélectifs du marché du travail ne sont-ils pas ceux qui ont réussi à mettre de l’argent de côté pendant le Covid ?
C’est plus compliqué que ça, car au fond, le choix de vie est fait : la place du travail n’est plus aussi structurante et déterminante que dans le passé. Il s’agit d’une rupture très forte. En 1990, 92 % des Français en activité estimaient que le travail était important. Aujourd’hui, on est à 86 %. Mais si on regarde les chiffres, pour « très important », on est passé de 60 % en 1990 à 24 % ! Ce changement s’inscrit dans la même logique que la baisse du temps de travail, qui a été marquée par le passage aux 35 heures en 1997. Sous Giscard, on travaillait 1 900 heures par an et aujourd’hui nous sommes à 1 600 heures.
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Ce n’est plus par le seul travail que les hommes recherchent statut et reconnaissance. Cela s’est complètement inversé en l’espace de trente ans. Le travail n’est plus l’instrument principal de reconnaissance. C’est aussi la fin des idéologies, qu’elles soient marxiste ou social-démocrate : on ne va plus chercher du travail à n’importe quel prix, juste pour travailler.
Y a-t-il un lien direct avec la crise sanitaire ?
Ce phénomène n’est pas apparu soudainement avec le confinement, mais la crise a sans doute été un puissant accélérateur et un catalyseur. Tout le monde a appuyé sur pause et s’est mis à sortir le nez du guidon, à prendre des décisions et parfois les mettre en exécution. Et puis en France, la crise a puissamment introduit, voire imposé le télétravail. Il a été adopté en France à marche forcée au moment du confinement. 15 à 20 % de la population était en télétravail avant la crise sanitaire, nous sommes à 30 % aujourd’hui. Mais là aussi, attention, pour être en télétravail, encore faut-il y être éligible, ce qui aujourd’hui est le cas de 30 % des salariés, dont 70 % de cadres. C’est chez eux que le télétravail a joué un rôle important, car il permet d’organiser le travail presque comme on le souhaite, avec plus d’autonomie dans le choix de ses horaires de travail, de son lieu de travail. On peut même travailler à partir d’un lieu de villégiature.
Les entreprises sont un lieu de socialisation et non pas uniquement de production. Or, si on peut téléproduire, comment peut-on créer des liens sociaux et faire équipe sans se rencontrer ?
Difficilement… Nous sommes dans une logique individuelle extrême, dans une société organisée autour du loisir. Tous les acteurs structurants – école, religion, politique – suscitent une grande défiance. Désormais, le travail aussi. Non seulement, il n’est pas aussi structurant qu’avant, mais on constate que beaucoup pensent désormais « le travail doit s’adapter à moi ».
C’est curieux ! D’un côté, nous n’avons pas de mots assez durs pour critiquer l’ubérisation et, de l’autre, c’est l’aboutissement de nos souhaits profonds…
Oui. Vous touchez un point important. Cependant, il faut faire une distinction. Ceux qui travaillent à leur compte pour les plateformes, dans des entrepôts de logistique, comme livreurs, ne le font pas par choix, ils doivent accepter ces conditions pour survivre. Et d’ailleurs, les enquêtes montrent que, lorsque vous travaillez « à votre compte » dans ce type de plateforme, cela génère du stress, car on s’impose des cadences et des objectifs plus élevés. C’est surtout quand on est salarié (90 % des actifs) qu’on peut avoir le « luxe » de se poser la question de l’importance du travail. Après avoir constaté cela, il est indéniable que la nouvelle sociabilité du travail – ou plutôt son absence – risque de se retourner contre ceux qui en profitent aujourd’hui. Dans ce sens, cela contribue à une « ubérisation » en profondeur des relations de travail.
Comment les gens se projettent-ils dans cette nouvelle écologie du travail ?
En France, les entreprises valorisent plus la ressource externe que la ressource interne. Pour recruter, l’entreprise cherchera plus à séduire des candidats à l’embauche que de rester attractive aux yeux de ceux qui travaillent déjà. Les DRH et les dirigeants en général commencent déjà à travailler l’attractivité vers l’intérieur, d’autant plus qu’ils ont des difficultés de recrutement. Cela doit passer par la reconnaissance, car c’est un vrai problème en France : les employés contribuent au succès de leur entreprise, mais n’ont pas le sentiment de recevoir leur juste part du bénéfice.
La reconnaissance, c’est toute une culture managériale : célébrer un succès, faire des retours sur un bon travail, autoriser le droit à l’erreur, impliquer les gens dans des missions transversales, bien articuler confiance et contrôle. Ça paraît être des banalités, mais ce n’est ni facile ni évident.
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Comment cela se passe-t-il ailleurs ?
Justement ! Chez nos voisins anglais ou allemands, par exemple, ce problème n’existe presque pas. Dans ces deux cultures du travail, il y a la reconnaissance, mais aussi la projection dans l’entreprise, car les deux vont de pair. Il s’agit de pouvoir monter dans la hiérarchie, mais aussi d’avoir une mobilité horizontale, d’avoir la possibilité de changer d’activité et d’avoir accès à des formations. Sur ces points, l’insatisfaction est beaucoup plus forte chez les salariés français que chez les salariés anglais ou allemands. Eux ont beaucoup plus la possibilité de se projeter dans leur entreprise. En revanche, pour ce qui est de la situation professionnelle et de la fierté de travailler pour son entreprise, on n’observe pas de différences importantes entre les salariés des trois pays. La grande différence est la possibilité de se projeter dans l’entreprise où on est employé.
Comment expliquer ce phénomène ? Tient-il à une forme de rigidité et à la peur du changement ?
On ne peut pas imputer la faute aux seuls salariés. On dit qu’ils sont conservateurs et n’aiment pas le changement, mais selon nos enquêtes, au contraire, beaucoup aimeraient changer. Le problème est lié à ce besoin de mettre les gens dans des cases. En France, un « parcours atypique » est une tare, ailleurs c’est souvent une richesse.
Si le marché du travail français continue à évoluer dans le sens que vous avez décrit, cette tension risque-t-elle d’attirer l’immigration ?
Si la pénurie de main-d’œuvre dure, la question de l’immigration de travail se posera. Et pas uniquement pour la restauration ou l’agriculture, mais aussi pour les ingénieurs où il y a une pénurie énorme. Cependant, si la récession et l’inflation se précisent dans les mois qui viennent, la situation peut changer rapidement : il n’est pas sûr que beaucoup de gens pourront encore dire « ce poste ne me fait pas envie, je ne prends pas ». Reste qu’au-delà des évolutions conjoncturelles, nous sommes partis sur des changements à très long terme, qui vont structurer un nouveau rapport au travail et à l’entreprise.
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