Le touriste, comme l’immigré, est une des figures typiques de notre modernité. De l’immigré, il est d’ailleurs une espèce de revers symbolique. Celui-ci nomadise par misère ou – on l’oublie souvent – simplement rongé par le fantasme de l’American dream qu’il extrapole à tout l’Occident. Celui-là pour rentabiliser ses loisirs dans un monde transformé en parc d’attractions, c’est-à-dire en un rêve pour gamins de cinq ans dépourvus d’imaginaire.
Si je sais gré au touriste d’éprouver de la curiosité pour les merveilles de ma civilisation, je le méprise justement d’assouvir celle-ci en touriste, ce dernier dessinant la figure du client hyperbolique pour qui l’intégralité de l’univers visité devient objet de consommation. Il se permet même de se pavaner en tongs sur le parvis de Notre-Dame (pieds nus à genoux, je veux bien, mais en tongs !)
Le touriste, surtout, n’est pas le descendant du noble aventurier, ni même celui de l’antique voyageur, mais plutôt le fils du bourgeois traînant sa marmaille à l’exposition coloniale.
Au pavillon « Paris » comme aux autres, entre deux restaurants soi-disant typiques que les Parisiens désertent depuis longtemps[1. Dès qu’il touche quelque chose, le touriste le « folklorise » tant son pouvoir de momification est immense !], le touriste passe l’essentiel de son temps à photographier, mal, mais obsessionnellement, des monuments déjà mille fois mitraillés par des professionnels. Il applique ainsi à son temps de loisir la logique de rentabilité industrielle qui prévaut partout ailleurs.
Le touriste ne regarde pas les choses, ce qui reviendrait à se les approprier intérieurement, il les consomme en se les appropriant superficiellement comme des colifichets. Son appareil l’aveugle. Et il ne voyage pas tant qu’il s’embrume dans un réel factice, intégralement ravalé par le Spectacle.
Il existe pourtant un lieu à Paris qui résiste farouchement aux dommages symboliques que pourrait lui infliger le touriste : la basilique du Sacré-Cœur à Montmartre. Si l’absurde funiculaire qui y mène (gravir deux-cents trente-sept marches donne au moins la sensation minimale d’une aventure) déverse en nombre nos fameux photographes amateurs compulsifs, le grand dôme applique strictement ses règles de conduite propres.
Ce sanctuaire étant voué à l’adoration perpétuelle du Saint-Sacrement, il est en effet interdit d’y faire usage d’un appareil photo, acte qui serait perçu comme une profanation du mystère de la Présence réelle – la présence réelle du Christ dans l’hostie par transsubstantiation. Ici, on ne multiplie pas les clichés, on contemple.
Quoiqu’on l’ait sévèrement prévenu à l’entrée, le touriste frustré de son idolâtrie numérique sort souvent son appareil en douce, espérant ainsi tromper le vigile. S’installe alors une véritable confrontation d’ordre métaphysique. D’un côté, ce cercle blanc serti dans l’ostensoir comme l’œil divin apte à sonder les cœurs et à révéler la réalité insoupçonnable qui est la leur.
De l’autre, l’œil artificiel de l’objectif photographique dématérialisant la réalité pour la transformer en image morte, comparable à n’importe quelle autre, par le biais relativiste d’une carte-mémoire.
J’ai assisté à cette confrontation. Un vigile exaspéré intervint. C’était un Indien trapu qui portait une cravate mauve sur laquelle oscillait une croix argentée. Il arracha soudain l’appareil des mains du touriste. Geste sublime. Tel le Christ chassant les marchands du temple, il restaura la division entre le sacré et le profane. Il expulsa le touriste et avec lui l’esprit de tourisme, interrompant l’incessante profanation du monde au sommet du mont des martyrs. Grâce à son intervention, il y avait de nouveau une échelle de valeurs, un sens, des différences, autant dire des choses qui ne s’achètent pas, des mystères et des découvertes qui exigent des efforts et une durée : une présence réelle.
Il existe aujourd’hui une lutte dont l’enjeu est le relief du monde. Pour le sauver, commençons par expulser le touriste en nous.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !