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L’opéra trouble de Britten

"Le Tour d’écrou", un opéra de Benjamin Britten, à Bruxelles


L’opéra trouble de Britten
© Bernd Uhlig

Le théâtre royal de la Monnaie, à Bruxelles, accueille Le Tour d’écrou, opéra de Benjamin Britten inspiré d’une nouvelle de Henry James. Il y est question de spectres, de fantasmes, de perversion et d’innocence…


Sont-ils les spectres effroyables des maléfiques créatures, gouvernante et valet, qui naguère encore vivaient là, sur ce domaine de Bly, et qui, après leurs morts sordides, reviennent hanter les deux enfants dont ils avaient la charge pour continuer à les pervertir ? Ou sont-ils les fruits malsains nés de l’imagination enfiévrée d’une jeune femme, fille de pasteur anglican engluée dans une morale puritaine propre à générer tous les fantasmes, et dont le délire de pureté et d’innocence fait naître des revenants qui n’existent jamais qu’à ses yeux ?

Ni Henry James, dans sa nouvelle Le Tour d’écrou publiée en 1898, ni Benjamin Britten qui s’en inspire pour son opéra créé en 1954 à Venise, ne daignent dissiper le doute, cette ambiguïté permettant au lecteur ou à l’auditeur d’interpréter le drame à sa façon. Permettant surtout à chacun de laisser galoper son imagination et d’y mêler ses propres angoisses, ses propres terreurs. Fantômes réels ou fantasmes d’une psyché assez délétère pour les créer ? Les deux réponses possibles sont autant de sujets d’interprétation et d’inquiétude. « Qu’est-ce donc que la vérité ? », interroge Nietzsche cité dans le programme. « Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement haussées, transposées, ornées… : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont ».

Les désordres de l’âme

Au Théâtre royal de la Monnaie, à Bruxelles, l’Allemande Andrea Breth qui assure la mise en scène n’en dit sans doute pas davantage que James et Britten. Elle n’impose pas franchement une version plutôt qu’une autre, même si la jeune gouvernante en charge des deux enfants paraît être tout de même la première victime de ce qui pourrait être des hallucinations. Mais en voulant illustrer, scène après scène, les désordres de l’âme humaine et en recourant pour ce faire à de multiples figurants qui doublent parfois les protagonistes du drame, ainsi qu’à une esthétique qui rappelle un surréalisme à la Magritte, elle assène un bavardage visuel à ce point étouffant qu’il finit par interdire tout libre arbitre au spectateur.


Des placards démesurés

Les tableaux qui défilent sans cesse sont incontestablement très esthétiques. Les remarquables décors conçus par Raimund Orfeo Voigt, composés d’immenses panneaux coulissants ménagent des perspectives vertigineuses à la Delvaux et métamorphosent l’espace avec une savante ingéniosité. Les portes immenses ou les placards démesurés encadrent ou dévorent des personnages aux costumes d’une élégance sévère de Carla Teti, uniformément noirs ou gris… les éclairages inquiétants et subtils d’Alexander Koppelmann… tout contribue à la sombre magie des images. Mais multipliés à l’envi, encombrant l’espace et le drame, s’imposant sans cesse au regard, ces tableaux finissent par occulter la musique et tuer toute velléité d’imagination ou de rêverie, dissipant le mystère de cette œuvre et beaucoup de sa poésie.

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Étrangeté vénéneuse

Pourtant l’interprétation musicale du Tour d’écrou que donne le chef espagnol Antonio Mendez, à la tête de l’Orchestre de chambre de la Monnaie est propre à servir l’étrangeté vénéneuse de la partition. Sa direction est vigoureuse, intelligente et porte le drame avec éloquence. Et les artistes lyriques sont aussi de bons acteurs. De la jeune gouvernante incarnée par Sally Matthews à la Miss Jessel d’Allison Cook ou à la Mrs Grose de Carole Wilson, les trois cantatrices sont remarquables. Et dans le rôle de cet ex-valet perverti jusqu’à l’os, ce Peter Quint qui veut s’emparer du corps et de l’âme du jeune Miles, Julian Hubbard est très bien. Cependant, la présence quasi permanente sur scène des deux spectres, et donc la volonté délibérée d’effacer leurs soudaines apparitions aux yeux de la jeune gouvernante et sans doute à ceux des enfants, Miles et Flora, cette omniprésence nuit infiniment à la dimension maléfique de leurs personnages et à la portée du drame. Quant au dédoublement de Miles, incarné par deux garçons si dissemblables physiquement, Samuel Brasseur-Kulk et Noah Vanmeerhaegue, elle apparaît parfaitement gratuite. Ou alors elle s’affiche comme une lourde façon de traduire et l’angélisme et la noirceur de l’enfant possédé. Et pourquoi, dès lors, n’avoir retenu que Katharina Bierweiler pour interpréter le rôle de Flora quand elle est elle-même tout aussi double et dissimulée ?

La mise-en-scène de ce Tour d’écrou, hélas ! ne déploie pas la noire et glaçante étrangeté que résume si tragiquement le funeste appel de Quint tentant d’engloutir Miles dans son univers de damné.


Le Tour d’écrou, opéra de chambre de Benjamin Britten.
Les 8, 10, 12 et 14 mai 2024. Théâtre royal de la Monnaie à Bruxelles.
Location : 00 32 2 229 12 11

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