Je recommande à tous les contributeurs du site un exercice aussi simple qu’éprouvant : la lecture des commentaires les plus critiques. Parfois injustes, souvent pertinents, ils révèlent le suc et les tabous d’une époque. En l’occurrence, après la publication de divers papiers crypto-marxiens tentant de démonter les rouages du néolibéralisme, je me suis heurté à de nombreuses critiques très révélatrices d’un certain mode de pensée contemporain. Pour le dire vite, ce dernier conjugue les gros traits des sociétés postmodernes privées de telos : atomisme social et épistémique, rejet des analyses systémiques au profit de la seule catégorisation individuelle, confusion volontaire entre économie et société de marché, etc.
Urbi et orbi, voici quelques topoi libéraux à démonter :
1. L’économie de marché est l’horizon indépassable de notre temps
Adepte du « faites ce que je dis pas ce que je fais », Lionel Jospin avait intelligemment théorisé la distinction fondamentale entre économie de marché et société de marché. Certes, le distinguo peut sembler spécieux. Dans une de ses plus brillantes analyses, Marx explique que l’accumulation du capital bouleverse l’ensemble des rapports sociaux. Que par nature le capitalisme subvertit les valeurs et hiérarchies établies. Que la marchandisation des rapports sociaux n’est pas sans conséquences anthropologiques : l’homme et le monde devenus marchandise, quel espace de liberté nous reste-t-il ?
Partant, tout social-démocrate conséquent devrait garder à l’esprit la force de la colonisation de l’imaginaire – clin d’œil à l’excellent Latouche – opérée par la forme-capital. Autrement dit, comprendre que pour agir au sein d’une économie de marché, l’Etat doit réencastrer l’économie, c’est-à-dire en faire non pas une fin mais un moyen au service des instruments de sa souveraineté. Pour in fine tâcher d’accroître la prospérité générale de la population, qui ne saurait être confondue avec l’illusion productiviste d’une accumulation illimitée des biens de consommation. Héritiers de la critique aristotélicienne de la chrématistique, les animateurs du MAUSS1 tentent année après année de réhabiliter la puissance du don en dénonçant la confusion volontaire entre rationnel et raisonnable. À bien des égards, le fonctionnement des marchés financiers et les opérations quotidiennes de spéculation obéissent à des règles parfaitement rationnelles. Dans le rôle du veau d’or, l’axiomatique de l’intérêt et la poursuite effrénée du profit aboutissent à la tragi-comédie de l’affaire Kerviel. Arbre médiatique qui cache la forêt de crédits pourris à l’origine de la crise des subprimes. À court terme la recherche du profit immédiat-fût-il déconnecté des réalités économiques- apparaît ô combien rationnelle Mais comme le demandait Nelly Borgeaud dans ses étreintes avec l’homme qui aimait les femmes : « Est-ce bien raisonnable ? »
Mutadis mutandis, restaurer le primat du politique sur l’économique, redomestiquer un capitalisme financier devenu fou, réindustrialiser la France au prix d’un protectionnisme raisonnable ne serait pas sans prix. Renoncer à l’idéologie du désir et à la culture consumériste si bien assimilée par nos têtes blondes exige une révolution des esprits. Au lieu de renouveler tous les ans l’écran plasma de votre téléviseur fabriqué en Corée du Sud, de vous précipiter frénétiquement sur le dernier Ipad ou Ipod – que je me plais à confondre dans un même rejet libérateur- vous renoueriez avec une certaine frugalité. Loin de l’autarcie, il s’agirait de maîtriser notre production industrielle orientée vers le marché intérieur sans renoncer à son potentiel d’exportation, jusqu’ici anéanti par l’euro fort. Réciproquement, le marché français ne serait bien entendu pas fermé aux produits étrangers – qui peut sérieusement le penser ? – mais simplement préservé par les outils protecteurs du patriotisme économique. Acheter du made in France, cela demande quelques sacrifices mineurs : pourquoi ne pas renoncer à changer de portable tous les six mois si cela peut sauver nos emplois ?
2. Le libéralisme est le garant de nos libertés
Autre antienne des thuriféraires du marché, l’équation « libéralisme = liberté » a la vie dure. Là aussi, le MAUSS nous aide à y voir plus clair. En mêlant liberté économique, libertés individuelles et projet d’émancipation humaine, le terme français entretient la confusion. A l’instar des anti-utilitaristes, peut-être devrions-nous lui préférer l’italianisme « libérisme » pour désigner le tropisme d’une économie incontrôlée soumise au laisser-faire/laisser-aller. Inversement, la défense des acquis du libéralisme politique, si chèrement payés depuis 1789, peut parfaitement s’accommoder d’une éthique socialiste du don et de l’association. On peut même penser que la libre association des producteurs dans des coopératives autogérées – expérimentée à petite échelle – favorise davantage l’épanouissement de l’individu que le libre cours du marché. L’avènement de l’ère sympathique jadis souhaitée par Benoit Malon donnerait enfin corps aux libertés formelles proclamées par la Révolution. Quid du triptyque liberté-égalité-fraternité si l’on ne se donne pas les moyens de l’accomplir ? Là encore, les zélateurs du Dieu argent me répondront que seule l’accumulation marchande offre les moyens de la liberté.
Si j’étais cynique, je répondrais qu’avant l’arrivée de la marchandise, l’Afrique ne connaissait pas de famine, et que les millions de morts des guerres motivées par la conquête de la suprématie économique feraient passer Pol Pot pour un gentil philanthrope. Ne nous leurrons pas : lorsque nos élites globalisées prétendent agir au nom des droits de l’homme, l’enveloppe moralisante cache maquille fréquemment le loup de l’impérialisme économique. Plutôt que la liberté, quête perpétuelle jamais assouvie, le libéralisme économique a préféré consacrer les libertés, plurielles, subjectives et donc privées de tout ancrage social collectif. Pas de hasard : l’affairisme prospère d’autant mieux que nul référent commun a-marchand ne subsiste. L’affaissement de la République et des valeurs qui ont présidé à la constitution politique de la Nation française est le meilleur cadeau à faire au MEDEF !
3. Toute analyse marxienne dissimule une théorie du complot
J’en viens à la dernière grande confusion libérale (ou libériste, si vous préférez !). Celle qui consiste à assimiler toute analyse systémique à une prétendue théorie conspirationniste. Il est loin l’âge d’or du structuralisme où la superstructure noyait l’individu dans le déterminisme des modes de production. D’ailleurs, au plus fort des années 1970, dans leurs pires excès dogmatiques, les tenants des sciences sociales marxisantes auraient bien ri devant pareille accusation. Le marxisme idéologique le plus borné ne peut en effet s’établir sur les bases d’un complotisme abscons qui, par définition, explique les soubresauts du monde par l’action individuelle de quelques-uns. Logique typiquement libérale que d’envisager l’événement à l’aune du seul individu. Solipsisme, j’écris ton nom ! Naturaliser les faits économiques et sociaux en négligeant les structures économiques qui les sous-tendent, telle est au contraire la voie ouverte par le libéralisme, propice à toutes les spéculations complotistes !
Enfin, que dire à ceux qui confondent analyse marxienne et marxisme dogmatique ? Comme si l’usage de concepts créés par Marx nous faisaient automatiquement entrer dans le ventre encore fécond de la Bête immonde soviétique. Primo, qu’analyser n’est pas entrer en religion : rien n’interdit au premier penseur venu de s’approprier la critique marxienne de la marchandise sans souscrire à la théorie de l’Etat présente dans l’Idéologie allemande. Secundo, que les antimarxiens primaires font peu de cas des contradictions évidentes de l’œuvre de Marx, difficilement assimilable à un bloc homogène. Pour ne prendre que cet exemple, le vieux Karl qui fait du prolétariat l’agent de l’histoire contredit le socialisme intégrateur du second Marx appelant l’ensemble des producteurs – chefs et directeurs d’usine compris – à s’associer.
Par une dédogmatisation habile du marxisme, on peut ainsi débusquer les apories d’une œuvre multiforme, quitte à désacraliser certains de ses mythes. Rien n’empêche de tempérer le matérialisme historique par les apports de l’histoire des mentalités ou même de refuser le projet communiste de refonte des classes sociales, par exemple en le reformulant sous la forme républicaine de l’égalité des conditions, comme l’a fait Denis Collin et, avant lui, Jaurès et Eugène Thomas.
Quant à ceux qui professent le « there is no alternative » cher à Margaret Thatcher, qu’ils se disent qu’au vu du marasme actuel, il serait peut-être bon d’en appeler aux partisans de l’autre politique. Avec toute l’énergie du désespoir, on pourrait en effet difficilement faire pire que ce néolibéralisme débridé et sa scélérate maxime socialiser les pertes, mutualiser les profits.
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