Patrick Boucheron, historien et professeur au Collège de France, avait connu un franc succès auprès des déconstructeurs du « roman national » en dirigeant L’Histoire mondiale de la France, sorti en 2017.
Dans cet ouvrage qualifié d’ « opération politique et destructionniste » par l’historien Patrice Gueniffey, Patrick Boucheron proposait hardiment de « mobiliser une conception pluraliste de l’histoire contre l’étrécissement identitaire », mais aussi de « dépayser l’émotion de l’appartenance et d’accueillir l’étrange familiarité du lointain » afin de contester « une critique de la diversité culturelle dans laquelle se discerne de plus en plus une hostilité face aux effets supposément destructeurs de l’immigration ».
Tout un programme qui, on l’aura compris, n’avait pas grand chose à voir avec l’histoire de France mais beaucoup avec l’idéologie woke sur son versant immigrationniste et diversitaire. L’Histoire mondiale de la France était censée décrire une « France d’avant la France qui se dissout dans les prémices d’une humanité métisse et migrante ». Nous apprîmes ainsi, entre autres, que « l’homme de Cro-Magnon est un métis, par vocation », et que la France, pays d’immigration depuis la préhistoire, devait surtout se prémunir de « la régression identitaire d’un nationalisme dangereusement étriqué ». Cet ouvrage a incontestablement été la plus grande entourloupe historiographique de ce début de siècle. Cette somme d’articles démolissant la France, son histoire, ses plus grands événements comme ses plus grands hommes, s’est vendue à des dizaines de milliers d’exemplaires et a largement contribué au wokisme grandissant qui taraude les universités de notre pays.
Un historien dans le feu de l’action
Patrick Boucheron a récemment décidé de nous parler un peu de lui et, plus précisément, de son engagement écologique et politique. Autant le dire tout de suite, malgré les nombreuses tentatives de dissimulation, la modestie n’est pas ce qui qualifie le mieux le professeur au Collège de France. Son dernier opuscule, paru au Seuil, s’appelle Le temps qui reste et est composé d’une cinquantaine de pages dont chacune rend hommage d’une manière ou d’une autre à l’auteur, lequel espère avoir « le courage et la modestie de ne plus reculer devant l’obstacle et de se tenir là, face au vent, dans la mêlée ». Les nombreuses formules pompeuses de ce genre rendent la lecture du livret fastidieuse mais renseignent idéalement sur ce que le brillant professeur au Collège de France pense du courageux activiste écologiste en devenir bien décidé à agir depuis qu’il a réalisé « qu’une forme supérieure de lucidité ne peut s’éclairer qu’au feu de l’action ». Le style du professeur au Collège de France oscille entre la simple boursouflure et l’affectation grotesque ; l’ensemble est ponctué d’effets de manche littéraires cachant mal une grande fatuité : « Voilà pourquoi l’historien que je tâche d’être cherchera toujours le moyen de s’exposer sans s’afficher, d’échapper à l’indignité de celui qui cherche à tirer bénéfice de ce qu’il écrit », écrit humblement le professeur au Collège de France. Et on songe immédiatement à une sentence de La Bruyère : « La fausse modestie est le dernier raffinement de la vanité. »
Donc, le temps est venu d’agir. Heureusement, les jeunes générations montrent l’exemple, écrit Patrick Boucheron en comparant Greta Thunberg, allons-y gaiement, à Jeanne d’Arc. Patrick comprend Greta – ses simples et rudes sermons, ses frustes mais nécessaires rappels à l’ordre, ses rudimentaires et répétitives admonestations – mais Greta comprend-elle Patrick lorsque celui-ci déclame : « Notre conception contemporaine du temps qui reste est celle d’un temps qui manque, et s’il manque, c’est que nous manquons au temps – je veux dire que nous sommes désormais comptables de nos manquements. […] Voilà pourquoi l’histoire du temps qui manque ne saurait être totalement désespérante – parce qu’elle est aussi l’histoire du temps qui reste, qui n’est assurément pas un temps d’attente mais de prise de conscience de tout ce que nous n’avons pas perdu » ? (Traduction de cette ratatouille gracieusement offerte à Mlle Thunberg : tout n’est pas fichu si chacun y met du sien, bien malin qui sait de quoi demain sera fait, tant qu’il y a de la vie y’a de l’espoir, ne vendons pas la peau du temps qui reste avant de l’avoir tué, et toutes ces sortes de choses).
Un historien de tous les combats
La deuxième partie du livret est un grand fourre-tout intersectionnel. Patrick Boucheron se penche sur les nombreuses sources « d’indignation » de notre époque : la « responsabilité humaine dans le changement climatique », bien sûr, mais aussi les violences faites aux femmes, les violences policières, le racisme, le capitalisme néolibéral, la montée de l’extrême droite, etc. Les catastrophes s’amoncellent, le danger réactionnaire pointe le bout de son nez mais, heureusement, de jeunes militants se révoltent contre toutes ces menaces – et le professeur avoue hésiter quand il s’agit de verser soi-même dans la force physique, brutale et révolutionnaire des activistes. Il nous offre à cette occasion une nouvelle version de “retenez-moi ou je fais un malheur !” : « Tandis que partout s’accumulent les périls, il y a tant à faire pour essayer d’empêcher la continuation du pire, tant de combats concrets à mener, tant de foyers incandescents d’effervescence politique, tant d’invention et de courage, que la tentation est forte de les rejoindre simplement, en envoyant tout valdinguer, nos livres et nos scrupules. » Mais le frêle intellectuel connaît ses limites et préfère plutôt « prendre sa part des combats à mener en rendant serviable à toutes et à tous un travail de pensée ».
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Les sujets « d’indignation » s’empilent alors dans le plus grand désordre. Face aux violences policières, le comité “La vérité pour Adama” a su montrer l’exemple d’une « indignation si puissante » que beaucoup (devinez qui) s’en effrayèrent, écrit l’historien. Les « rodomontades sur l’islam et l’immigration » l’ont conduit par ailleurs à écrire une tribune en 2018 « pour dénoncer l’indignité de la politique gouvernementale face à la crise des migrants » – on s’étonne, l’immigration n’ayant jamais été aussi importante que depuis qu’Emmanuel Macron dirige la France, pays au demeurant on ne peut plus accueillant pour les immigrés légaux ou illégaux. Bien entendu, la possibilité de l’élection de Marine Le Pen en 2027 lui donne des maux d’estomac – raison pour laquelle il appelle à la rescousse les journalistes de Mediapart, Edwy Plenel en tête.
Pas le temps de parler aux thuriféraires de l’enracinement
Au milieu de ce fatras, après avoir cité quelques personnalités bien connues des milieux écologistes, immigrationnistes ou wokistes – Camille Étienne, Bruno Latour, Jean-Pierre Dupuy, Mathieu Potte-Bonneville, Didier Fassin, mais aussi Deleuze et Derrida, entre autres – l’historien évoque « la grande penseuse de l’écoféminisme Donna J. Haraway » et son livre Vivre avec le trouble. Cette philosophe, égérie de Paris-VIII qui conteste l’objectivité scientifique – les sciences sont, selon elle, des « savoirs situés » derrière lesquels se cachent le plus souvent un dominant ou un oppresseur, plutôt occidental, plutôt masculin, plutôt blanc – est une théoricienne et sympathisante fanatique de toutes les idéologies écologistes et wokes susceptibles de « troubler » (ou « brouiller ») les frontières anatomiques, sexuelles, naturelles, culturelles ou géographiques. Son objectif est d’effacer les limites entre l’homme, la machine et l’animal afin d’éradiquer l’idée même d’humanité dans un monde occidental qu’elle considère être par ailleurs « trop blanc, trop masculin, trop hétérosexuel et trop humain ». Son programme final, exposé justement dans Vivre avec le trouble, est un « monde où les pensées émanent de symbiotes à corps multiples », un monde « résolument queer » où « l’Humain, décomposé en humus, composte avec les autres espèces » afin de nouer des « relations multispécifiques » avec notre « Terre abîmée ». Le délire « compostiste » et « multi-symbiotique » de Mme Haraway est très supérieur, si j’ose dire, aux simples élucubrations écoféministes. M. Boucheron adhère-t-il totalement au projet ahurissant et déshumanisant de Mme Haraway ? Si oui, nous lui conseillons de regarder le film Alice et le maire dans lequel une adepte radicale des théories harawayiennes est obligée d’aller régulièrement se reposer dans une… clinique psychiatrique.
Pour conclure, notons que, à l’instar de Geoffroy de Lagasnerie, Patrick Boucheron réfute l’idée de débattre avec de potentiels contradicteurs et préconise que « les conjurations d’intelligence » – en clair, les élites universitaires qui se seront abreuvées aux sources wokes et immigrationnistes de Boucheron, Butler, Héran et autres Fassin – ne perdent pas « le peu de temps qui [leur] reste » à tenter de convaincre les « thuriféraires de l’enracinement ». Préconisations inutiles, il y a longtemps que les « conjurations d’intelligence » préfèrent empêcher la tenue de certaines conférences plutôt que de se frotter à des idées différentes des leurs. Pour empêcher toute conversation contradictoire on peut aussi, comme le fit Patrick Boucheron lors d’un débat organisé par Le Monde, face à Alain Finkielkraut qui voulait évoquer la controverse sur le livre de Sylvain Gouguenheim Aristote au Mont Saint-Michel, arguer, sur un ton hautain, de son titre universitaire et de sa spécialisation : « Je suis professeur au Collège de France… je suis médiéviste, ma voix sur un sujet d’histoire médiévale, que ça vous plaise ou non, vaut un peu plus que la vôtre. » En revanche, sur certaines théories et certains auteurs wokes cités à la va-vite pour épater la galerie gauchiste et universitaire, si nous osions, nous lui répliquerions qu’il ne touche pas son caramel et va devoir bosser un peu… parce que pour l’instant, que cela lui plaise ou non, sur ces sujets-là, sa voix ne vaut pas un kopeck.
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