Regarder un tableau, affirme notre chroniqueur, ne consiste pas à se contenter d’observer sa surface : il faut s’immerger dans la profondeur de ce qui paraissait une œuvre en deux dimensions, et qui en a bien d’autres — comme un livre.
Allons, ne boudons pas notre plaisir : j’ai lu le meilleur livre de cette rentrée d’automne 2024, et il s’intitule Le Syndrome de l’Orangerie, de Grégoire Bouillier.
Que ce soit seul, un jour de pluie, ou pour accompagner votre cousine de province, avide de découvrir en deux jours toutes les curiosités de la capitale, vous êtes peut-être entrés, déjà, dans le Pavillon de l’Orangerie, tout au bout des Tuileries, côté Seine.
Dans le sous-sol ont été mis en place les panneaux des Nymphéas, peints tout spécialement pour ce lieu en 1914-1918 (oui, la date n’est pas un hasard !) par Claude Monet, et offertes par le peintre à l’Etat français. Avec le soutien sans faille de Georges Clemenceau, ami fidèle de l’artiste.
Le double de Bouillier donc s’y retrouve un beau jour, et il est saisi, devant ces immenses toiles, d’un malaise profond :
« Que s’était-il passé lors de la visite de l’Orangerie ? Qu’avais-je vu ? »
L’italique n’est pas fortuit. On peut regarder sans voir réellement. Sherlock Holmes le reproche sans cesse à Watson. Eh bien c’est à une enquête éminemment holmesienne que nous convie Bouillier. Un suspense ébouriffant.
On parle d’un « syndrome de Stendhal » pour désigner les éblouissements, voire les évanouissements de l’auteur du Rouge et le noir devant certaines toiles, ou à l’écoute de musiques sublimes : l’excès de beauté anéantit notre capacité de perception et d’analyse. Ici, c’est le sentiment d’une mort camouflée qui prend le narrateur aux tripes. Quelque chose se dissimule derrière ces flaques d’un vert douteux, derrière ces fleurs suspectes. Ce ne sont pas de simples panneaux peints, c’est une scène de crime.
A lire aussi, Pascal Louvrier: La patiente du jeudi
C’est donc à une enquête en profondeur (j’insiste sur ce point : une grande œuvre ne se donne pas immédiatement au premier coup d’œil, elle demande à être explorée, fouillée, autopsiée) que se livre l’auteur. Une enquête qui le mène (et qu’est-ce qu’un lecteur attentif, sinon justement un fin limier ?) de Paris à Giverny en passant par Auschwitz.
Parce qu’il n’y a pas qu’un seul cadavre enfoui sous ces nymphéas — et d’ailleurs, pourquoi des nymphéas ? Parce que Monet en avait planté sur les pièces d’eau de sa propriété normande de Giverny, tout à côté de Vernon ? Des milliers de touristes étrangers font le déplacement, vous pouvez vous y risquer, non ?
Explication un peu courte. Il y a sous ces fleurs suspectes (saviez-vous qu’une décoction de racines de nymphéas éteint l’ardeur sexuelle ?) les millions de morts de la Grande Guerre (sous les fleurs ? Vous êtes sûr ?). Et tous les deuils intimes de l’artiste — mais je n’en dirai pas plus, sachez seulement que cette salle double de l’Orangerie, qui ressemble à une paire de lunettes, à une grotte primitive où se serait exprimé un artiste pariétal, ou à un combiné vagin / utérus, est un immense Tombeau — au sens que l’on donne en littérature à ces œuvres qui célèbrent un ami ou une amante disparus…
L’enquête touche aussi bien à la vie intime du peintre qu’à celle de sa Belle Epoque — sinistre à bien des égards, puisqu’après tout elle s’est achevée sur un bain de sang d’une ampleur jamais vue. Elle ressuscite Camille, la première épouse du peintre, ou son fils, ou sa mère, ou toutes les disparitions qui jalonnent votre existence quand vous vous acharnez à rester en vie tandis que les autres se fondent dans une absence épaisse. Ce que le soleil révèle, dans ses chatoiements sur ces pièces d’eau, c’est la part de nuit qui nous habite — et de plus en plus lorsque l’on prend de l’âge, et que l’on court derrière ses amis défunts, d’un cimetière à l’autre.
Bouillier, en nous apprenant à regarder vraiment, nous enseigne du même coup comment lire réellement : non pas déchiffrer laborieusement comme un député analphabète de LFI, mais comprendre tous les ressorts, les sortilèges enfouis, la machinerie littéraire qui distingue les grandes œuvres du fatras de papier imprimé qu’on appelle une rentrée littéraire.
Ce roman est une grande œuvre : non seulement il vous incite à la relecture de tout ce que vous avez aimé, mais il vous donne de précieux conseils sur ce dont vous devez tenir compte, le jour où la fantaisie vous viendra de peindre, de sculpter, de composer, ou d’écrire. Derrière les sortilèges d’une œuvre d’art se dissimule toujours la Bête — et dans le dernier chapitre, Bouillier nous livre son propre mystère, puisqu’après tout écrire consiste à faire ressortir l’impalpable, l’innommable, l’indicible — l’essentiel, en un mot.
Grégoire Bouillier, Le Syndrome de l’Orangerie, Flammarion, août 2024, 430 p.