Les Carnets de l’Herne, petits frères des Cahiers du même nom, viennent de publier Du suicide. Ce petit pamphlet de Léon Tolstoï est sa dernière œuvre. Nous sommes en 1910. A l’époque, Tolstoï, chrétien syncrétique, reçoit pléthore de lettres de jeunes désaxés lui demandant conseil : doit-on ou non se suicider face aux affres des temps modernes ?
Plus que de suicide, il est surtout question de religion, de morale et des maux de l’époque industrielle. Guerres, rapacité et massacres égarent l’individu dans le désert des non-valeurs, le laissant seul face à son mal de vivre pathologique.
Malgré une confiance naïve dans les bienfaits de la déesse Raison, qui le rattache à l’Eglise de kantologie, le vieux sage blasphème une à une les réalisations du Progrès, ce cache-sexe de l’idéologie de la technique :
« Il est difficile aux hommes de notre monde non seulement de comprendre la cause de leur situation désastreuse, mais d’avoir conscience du caractère désastreux de cette situation, principale conséquence du désastre essentiel de notre temps qui s’appelle le progrès et qui se manifeste par une angoisse fébrile, une précipitation (…). Il y a là des dirigeables, des sous-marins (…) des immeubles de cinquante étages, des parlements, des théâtres, des télégraphes sans fil, des congrès de la paix, des armées de millions d’hommes… »
Jeunes hommes, votre existence n’appartient pas à vos caprices égoïstes; il est absurde d’y mettre fin au prétexte qu’elle n’est pas vouée au bonheur ou qu’elle se refuse à réaliser vos généreux idéaux. Infatigable prêcheur de la paix mondiale, Tolstoï peut prêter à sourire par son catéchisme naïf et ses professions de foi pacifistes.
Parfaitement lucide en matière de technisation et de marchandisation à marche forcée, le génie russe peine à comprendre que les mines de charbon et le nihilisme des temps modernes sont les deux mamelles d’un culte de la raison qui n’a de bienfondé que lui-même. La lecture de cette œuvre riche en contradictions n’en est que plus passionnante !
Léon Tolstoï, Du suicide, L’Herne, 2012.
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