D’accord, j’ai l’esprit de l’escalier mais cette affaire de préfet raciste me chiffonne. Quand l’info est sortie, je roulais dans un vieux cabriolet sur une route de la Drôme avec un ami de gauche sous tous rapports. Je ne dis pas ça pour raconter ma vie mais pour vous expliquer qu’on rigolait bien et que je n’avais aucune envie de plomber l’ambiance, ça a peut-être joué.
Qu’il est doux de s’indigner. Qu’il est bon d’être dans le bon camp. « Trop de Noirs ici ! » Nous voilà revenus au bon vieux temps des colonies et du racisme d’Etat. Je ne lésine pas sur la bonne conscience. « Qu’un représentant de la République puisse proférer de pareilles choses, c’est inouï, il faut vraiment qu’il ait la certitude de l’impunité », dis-je avec les trémolos qui vont bien. La réaction nette et sans bavure de la place Beauvau me fait carrément plaisir : « Tu vois, ces gens de droite ont beau être d’affreux chasseurs de sans-papiers, il leur arrive d’avoir du courage. » Je l’avoue, l’idée qu’il aurait été civil et même juste d’entendre la version du préfet ne me traverse pas l’esprit. Le salaud de raciste n’a droit ni à la présomption, d’innocence, ni à la justice contradictoire. La « petite guillotine » intérieure dont parle Vassili Grossman dans Tout passe et qui, en chacun de nous, veut condamner et exécuter au nom du Bien, s’abat sur le fonctionnaire indigne. Inqualifiable ! Intolérable ! – je me contente de me répéter en boucle ces mots qui empêchent de réfléchir.
Quelques heures plus tard, entre deux trempettes et un pingpong, je trouve un message de l’honorable François-Xavier Ajavon me proposant un article sur le lynchage odieux du « préfet raciste ». Là, il charrie, je me dis dans mon petto, à force d’aimer le contrepied, on finit par défendre n’importe quoi. Je décide de laisse filer. Et plonge derechef.
Au cours des jours suivants, je suis mollement l’affaire. Pour une fois que je suis d’accord avec tout le monde, je trouve inutile de la ramener. Les dénégations du présumé coupable me passent au dessus de la tête : on ne me la fait pas, à moi. Même chose lorsque je lis qu’une hôtesse d’Air France a pris la défense du délinquant d’Etat, s’excusant au nom de la compagnie de l’agressivité des agents de sécurité. Comme pas mal de voyageurs sommés sur un ton rogue d’enlever leur ceinture tandis qu’ils clopinent en chaussettes, j’en ai déjà fait les frais. Mais j’ai tranché. Comme tous mes confrères et comme une bonne partie de la France avec eux.
Si vous suivez, peut-être vous demandez-vous ce qui m’a fait changer d’avis. Non, je n’ai eu accès à aucun rapport préliminaire, à aucun dossier secret. Je n’ai pas entendu de récit nouveau qui confirmerait la version du fonctionnaire. Au contraire, c’est la convergence des témoignages qui a fini par allumer en moi la lumière du doute. En effet, on apprend rapidement que ce n’est plus un seul agent qui accuse le préfet mais trois. Cette fois, son compte est bon. Et pourtant, je me sens mal à l’aise. Soudain, je pense à ce que doit ressentir le type s’il n’a rien à se reprocher. Je pense à mon ami Alain Finkielkraut, accusé de racisme sans même être entendu pour une blague innocente et mal traduite. Je pense à Coleman, le héros de La tache. Un incident remontant à plusieurs années me revient en mémoire. Je dînais avec François Taillandier dans un – mauvais – restaurant de mon quartier du Marais (remplacé depuis par un autre mauvais restaurant, ce doit être l’emplacement). Je ne me rappelle pas du tout de ce qui a déclenché les hostilités mais le repas s’est terminé en pugilat. Dans l’agitation générale, la serveuse s’est plantée devant moi et s’est mis à glapir : « Raciste ! Tu m’as traitée de sale arabe ! » J’ai alors découvert qu’il s’agissait d’une beurette, détail qui ne m’avait pas frappée. Je me rappelle surtout avoir ressenti un froid glacial – en quelques secondes, j’avais réalisé que j’étais à la merci de la calomnie, surtout de celle-là.
Je me souviens de ce que dit la tradition talmudique : quand un prévenu est condamné à l’unanimité par les 70 juges du sanhédrin (tribunal rabbinique), il doit être acquitté. Et mon cerveau se remet à fonctionner. Qu’un haut fonctionnaire pète les plombs au point de proférer les horreurs prêtées au préfet, c’est possible (surtout après 20 heures d’avion) quoique surprenant quand on a déjà pratiqué l’engeance, en général ils sont plutôt boutonnés. Mais qu’il perde la maîtrise de lui-même trois fois de suite et dans les mêmes termes, c’est, au minimum, bizarre. Et si, au nom de nos valeurs intangibles, nous étions collectivement en train d’entériner une injustice ?
On m’objectera que si le préfet a dit ce qu’on dit qu’il a dit, c’est très grave. Certes. Mais il est au moins aussi grave que le doute profite à l’accusateur et non à l’accusé – au motif que l’accusateur fait partie des exploités et l’accusé des exploiteurs. Il faut dire que le type a pas de chance, avec son nom d’aristo, Girot de Langlade, tu parles. Ces gens-là, on les connaît, ils n’ont toujours pas admis que l’esclavage était aboli.
Il y a quelques années, pendant la polémique sur le Kosovo, un confrère à qui je faisais remarquer que personne n’avait cru bon de revenir sur les allégations de génocide me fit cette réponse : « Voir un génocide qui n’existe pas, ce n’est pas très grave, en tout cas beaucoup moins que de ne pas voir celui qui a lieu. » Sans doute. Sauf que cette version médiatique du principe de précaution fabrique une société du soupçon et, au bout du compte, de la calomnie. Si j’ai un conflit avec mon percepteur ou mon banquier, me suffira-t-il de prétendre qu’ils m’ont traitée de « sale juive » voire de « salope » pour m’en débarrasser ? Verra-t-on demain des parents furieux des notes infligées à leur bambin accuser les profs de haine raciale ? Sera-t-il permis de salir l’honneur de n’importe quel « puissant » ou supposé tel sans qu’il ait même le droit de se défendre ?
L’accusation de racisme devrait être maniée d’autant plus prudemment qu’elle est infâmante et porteuse d’exclusion sociale. C’est l’arme nucléaire. Le raciste se met volontairement en dehors du monde commun et je suis tout-à-fait d’accord pour considérer que l’appartenance à la haute fonction publique est, dans ce domaine, une circonstance aggravante. Mais sauf à décréter que les victimes d’hier ne sauraient être coupables de quoi que ce soit, un minimum de circonspection s’impose lorsque la nouvelle marque écarlate est gravée, sans la moindre forme de procès, au front d’un personnage public. Même s’il est préfet et même s’il a un nom à rallonge qui fleure la vieille droite pas cool que l’on aime d’autant plus détester qu’elle est plutôt en voie d’extinction.
Or, c’est tout le contraire qui se passe. Tout le monde est suspect et, en la matière, le soupçon a force de preuve. Il y a quelques années, à la suite d’une émission sur France Culture qui avait eu malheur de déplaire, ma photo, barrée de la mention « négrophobe » (je ne rigole pas enfin si mais c’est parfaitement véridique), était apparue en « une » d’un site dieudonniste. En clair, pour un certain nombre de gens, un raciste, c’est quelqu’un avec qui on n’est pas d’accord. À ce compte-là, on va être pas mal dans les mines de sel.
Je ne sais toujours pas ce qui s’est passé à Orly ce jour-là. Si c’est « parole contre parole », on ne voit pas pourquoi on déciderait d’emblée que l’une est plus crédible que l’autre. Ou plutôt on le voit trop bien – le sanglot de l’homme blanc et tout le reste. On ne me fera pas croire, cependant, qu’il est impossible de retrouver des témoins de la scène.
En attendant que le Préfet soit innocenté ou condamné, il y a déjà un coupable dans cette affaire, et même de très nombreux coupables : nous. Vous et moi qui guillotinons en toute bonne conscience, sans jamais laisser la parole à la défense.
Vous je ne sais pas, mais moi, je ne suis pas très fière.
PS. À Vienne où je suis de passage, je découvre, en écoutant France Inter qui est l’une des quarante chaînes accessibles dans ce charmant hôtel où Mozart, dit-on, a écrit la fin de Cosi fan Tutte, que le Préfet attaque Brice Hortefeux dans Le Parisien (et peut-être au tribunal). Ayant projeté d’aller visiter la maison de Freud et disposant d’une connexion erratique, je vous laisse chercher.
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