Nous n’avons rien vu venir. D’accord, il y avait un peu de malice dans notre « Manifeste des 343 salauds », et même, comme l’ont souligné de nombreux journalistes sans cacher leur réprobation, un brin de provocation. Voire, soyons fous, un zeste d’humour. Nous devions avoir la tête ailleurs car certes, l’Assemblée nationale n’a pas encore aboli la prostitution (ni le réel dans son ensemble), mais elle a dû voter une loi proscrivant la malice, la provocation et l’humour, ou réservant leur usage à certaines catégories de la population et à certains sujets. On ne remercie pas Frédéric Beigbeder d’avoir eu cette brillante idée, mais peut-être voulait-il éliminer un concurrent ?
Nous étions donc encore en train de plancher sur ce numéro, quand le coup est parti, sans que nous ayons pu faire quoi que ce soit. Mardi 29 octobre, en fin d’après-midi, le site du Monde a mis en ligne une tribune d’Anne Zelenski, « féministe historique » et signataire du « Manifeste des 343 salopes » contre l’avortement, répondant à notre texte… qui n’était pas encore publié. Gil Mihaely a laissé des messages aux responsables du site pour leur demander de retirer le texte jusqu’à la parution du nôtre. Sans succès. Alors nous avons laissé tomber pour retourner à nos moutons, c’est-à-dire à vous, chers lecteurs. Fort occupée à écrire les derniers textes, j’ai répondu à une journaliste de Libération sans inquiétude particulière et sans exiger, comme je le fais habituellement, de relire mes citations. Sans doute me suis-je mal exprimée car la journaliste a compris, de bonne foi d’ailleurs, que la référence au « Manifeste des 343 salopes » « répondait surtout à l’envie d’emmerder les féministes d’aujourd’hui ». Au risque de décevoir ces bonnes dames, je ne me lève pas le matin en pensant à elles. Je l’avoue, donner quelques aigreurs aux copines de « Osez le Féminisme » ne me cause pas un déplaisir particulier. Disons que cela peut être un bénéfice collatéral. De là à travailler pour ça, faut pas pousser.
Nous ne savions pas que « l’affaire des salauds » était sur le point de commencer. Dès potron-minet, le mercredi, le téléphone sonnait dans nos locaux, où les maquettistes étaient déjà au travail. À 11 heures du matin, j’avais reçu une vingtaine d’appels de journalistes, y compris suisses et canadiens, et j’étais invitée dans sept ou huit émissions, dont, pour la première fois, et sans doute la dernière, au Grand journal de Canal+. C’est finalement Basile qui s’y colla avec brio, tandis qu’à la rédaction nous tentions de répondre aux dizaines de demande d’interviews tout en poursuivant ce bouclage chaotique. Je ne vais pas vous raconter d’histoires : nous espérions bien que notre petite facétie ferait du buzz et permettrait, par la même occasion, à de nouveaux lecteurs de découvrir
Causeur. Mais nous n’avions pas un instant imaginé les tombereaux d’insultes qui allaient se déverser sur nous et sur les malheureux signataires : « 343 mâles dominants qui veulent défendre leur position et continuer de disposer du corps des femmes par l’argent », éructait une militante de OLF ; « Ils n’ont pas usurpé leurs noms de salauds », décrétait une autre ; « Le plaisir masculin unilatéral est pour eux la normalité. Les violences qu’il occasionne ne sont qu’un détail », présumait Laurence Cohen, responsable du droit des femmes au PCF – heureusement qu’elle n’est pas responsable de la lecture, car ça n’a pas l’air d’être son fort, le texte précisant, bien sûr, qu’il ne défend « ni la violence, ni l’exploitation, ni le trafic des êtres humains ». Jusque-là, rien de très étonnant. Ce sont les arguments habituels des « abolitionnistes » : comme dit la chanson, tous les hommes sont des cochons mais, de nos jours, toutes les femmes n’aiment pas les cochons. En tout cas notre initiative a au moins eu le mérite de stimuler la créativité de nos détracteurs. J’avoue avoir trouvé un peu faible la parodie sobrement intitulée « Caunard » présentant l’appel des 343 colons (« Touche pas à mon esclave ! »). Mais le cœur y était.
Nous n’avons pas seulement commis le crime de ne pas adhérer à la conception de la sexualité, et plus encore de la liberté, autorisée par le lobby de la vertu. Nous nous sommes rendus coupables d’un impardonnable sacrilège en nous référant au « Manifeste des 343 salopes ». « Les 343 salopes réclamaient en leur temps de pouvoir disposer librement de leur corps. Les 343 salauds réclament le droit de disposer du corps des autres. Je crois que cela n’appelle aucun autre commentaire », a lapidairement déclaré Najat Vallaud-Belkacem, lors du compte-rendu du Conseil des ministres. Avec tout le respect qu’on doit à une ministre, peut-être ignore-t-elle le sens du mot « consentement » qui figure dans notre Manifeste. Cela dit, on lui pardonnera parce que c’est pas tous les jours qu’on cause de Causeur à l’Élysée.
En somme, quand un député socialiste compare l’expulsion de Leonarda à une « rafle », cela passe comme une lettre à la poste. Mais notre innocente référence historique a suscité force vociférations : « odieuse », « insoutenable » et même « abjecte » pour la présidente d’OLF. J’ai trouvé particulièrement délicieux le ton outré d’un journaliste de radio qui me faisait part de l’indignation « des féministes » devant ce détournement. Comme je lui demandais pourquoi ces indignées seraient les seules dépositaires autorisées de la mémoire du féminisme, il me fit cette étonnante réponse : « parce qu’elles sont féministes ! » Un autre article mentionne sur le mode ricaneur la présence, parmi les signataires, « des très féministes Eric Zemmour et Ivan Rioufol ». A-t-on le droit de ne pas être féministe ou est-ce un délit, au même titre que le racisme ou l’homophobie ?
Or, nul ne semble s’inquiéter de l’intolérance fanatique que manifestent de tels propos. Faudra-t-il demain présenter sa carte de membre du parti du Bien pour avoir le droit de s’exprimer ? En tout cas, le positionnement politique prêté à Causeur – de droite, réac, ou même facho – est une circonstance aggravante. Dans un texte intitulé « Allez les salauds, tous au bois de Boulogne », Annette Lévy-Willard résume ainsi nos coupables agissements : « On vole les idées progressistes et on les retourne comme des chaussettes en idées réacs pour la défense de nos couilles menacées. » Si le maniement des idées, termes et références « progressistes » est réservé à leurs légitimes propriétaires, cela va devenir compliqué d’écrire et même de penser.
« Nous ne défendons pas la prostitution, nous défendons la liberté », avais-je écrit dans la présentation du Manifeste. C’est pourquoi nous avons placé ce texte sous le patronage des féministes d’antan qui étaient tout de même plus marrantes que leurs glaçantes héritières. On n’imagine pas les filles du MLF réclamer sans cesse plus de flics et plus de répression. Aujourd’hui, la gauche sociétale, qui est supposée incarner la pointe avancée du progressisme, est travaillée par une irrépressible libido de contrôle et d’interdiction. Et si les « réseaux sociaux » sont représentatifs de l’opinion dominante, notamment des jeunes, on ne va pas beaucoup rigoler dans les années à venir.
Répétons-le, nous ne défendons dans ce texte rien d’autre que le droit de deux (ou plus) adultes consentants d’avoir la sexualité qu’ils veulent, tarifée ou pas. Le consentement est un leurre, rétorquent les abolitionnistes. « La majorité des personnes qui se prostituent le font par contrainte économique ou psychologique », écrit Anne Zelensky. Admettons. Mais alors, il faudrait protéger toutes les femmes à qui il arrive, par exemple, de faire l’amour sans en avoir envie, parce qu’elles veulent faire plaisir à leur compagnon. N’est-ce pas la preuve d’une intolérable contrainte psychologique ?
Il est vrai que la plupart des gens ont du mal à croire qu’une femme puisse faire librement commerce de ses charmes. À Causeur, nous avons eu d’intenses discussions sur le sujet – heureusement plus nourrissantes que les éructations qui ont salué notre initiative. Il est en effet difficile d’admettre que tout le monde n’a pas le même rapport que nous à son corps et à la sexualité. Pour autant, nul ne prétend que la prostitution soit un métier comme un autre. Enfin, les prostituées par choix – celles dont il est question dans notre manifeste – représentent certainement une minorité. Mais on ne voit pas au nom de quel principe on pourrait libérer cette minorité par la force. La protection infligée à des filles qui n’en demandent pas tant ne relève-t-elle pas d’un maternalisme de mauvais aloi ?
Derrière la croisade abolitionniste, il y a le rêve d’une sexualité transparente, démocratique, égalitaire, c’est-à- dire le contraire d’une sexualité. Comme si on était passé de la guerre des sexes à la guerre au sexe. C’est parce que les hommes se trouvent particulièrement visés dans cette guerre que nous avons décidé de prendre leur défense – et si les copines de OLF n’aiment pas les hommes, qu’elles ne tentent pas d’en dégoûter les autres. Car au train où vont les choses, les derniers spécimens en circulation devront bientôt se balader en burqa. L’air de rien, la peur commence à s’insinuer dans les esprits. Mes copains socialistes sont prêts à signer des textes dont ils ne pensent pas un mot pour acheter la paix avec leurs camarades. Ces affriolantes donzelles finiront par nous faire regretter la domination masculine.
Cet article en accès libre est extrait du numéro de novembre de Causeur magazine. Pour lire l’intégralité du magazine, cliquez ici.
*Photo : ROSSI GUIDO/SIPA. 00435749_000001.
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