Bien sûr, il était devenu inégalitaire. Bien sûr, le fils du prolo, le jeune chômeur, le gars de la campagne jamais sorti de son trou allaient perdre des mois à balayer des casernes en Picardie, tandis que les étudiants, les futurs cadres, les apprentis profs, eux, trouvaient le moyen, la plupart du temps très légalement d’ailleurs, de lui échapper. Et d’aller faire leur période en coopération dans des villes aux ciels bleus et aux filles à la peau sombre, dans des entreprises amies de papa ou de tonton pour perfectionner, aux frais de la nation, leurs aptitudes de futur licencieur économique, sans compter ceux qu’on envoya, à une époque, et là ce fut le ministère de l’éducation nationale qui se frotta budgétairement les mains, remplacer les surveillants dans les zones d’éducation prioritaire.
Lui, c’était le service militaire.
Il a disparu le 28 mai 1996, sous Chirac. C’est drôle, tout de même, de se dire que c’est sous la présidence d’un gaulliste, le dernier peut-être, et qui confia récemment dans ses Mémoires avoir été dépucelé dans un bordel d’Alger alors qu’il était un jeune lieutenant « fanamili », que l’on doit cette disparition dont on n’a pas fini de mesurer les conséquences sur la société française.
Bien sûr, nous dira-t-on, l’époque avait changé. La levée en masse de toute une classe d’âge n’était plus de saison. A l’Est, il n’y avait plus de danger, on ne risquait plus un beau matin de se retrouver avec des patrouilles de spetnatz sur nos lignes arrière, terrorisant le paysan limougeaud et faisant sauter des stations services, dispersant les femmes et violant le bétail, à moins que ce ne fût l’inverse, c’est si loin désormais…
Bien sûr, cette grosse machine aussi lourde à gérer que le baccalauréat qui forçait à équiper, nourrir et loger des centaines de milliers de garçons, chaque année, en plein jaillissement hormonal et avec des appétits commaques coûtait beaucoup trop cher.
Bien sûr, l’avenir était aux forces d’action rapide, comme on disait. Aux forces spéciales, comme on dit maintenant.
Bien sûr, la jeunesse avait d’autres choses à faire que de perdre douze mois, puis dix sous les drapeaux. Et la jeunesse, qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez, sinon ce ne serait pas la jeunesse, de se réjouir et de vérifier sur les calendriers du renoncement si l’on serait ou non du dernier contingent. Parce que, n’est-ce pas, ce serait trop bête d’être celui qui, pour la dernière fois, ferait ses trois jours, pour la dernière fois ferait ses classes avec le boulanger, le fils de médecin, le futur avocat, le mécanicien, le cas social, enfin toute cette France qui se côtoyait ne serait-ce que les quelques semaines, où on lui apprenait à tirer au FAMAS, à marcher dans la nuit avec les 17,5 kilos règlementaires du paquetage et à descendre en rappel les vieux murs d’un fort Vauban.
Bien sûr, bien sûr.
Sauf que la République coupa à cette occasion elle-même sa première jambe. Est-ce que toutes ces économies dont on nous parla tellement, d’ailleurs, furent transférées pour soigner la seconde jambe, déjà bien gangrenée, à savoir l’école laïque et obligatoire ? Il ne semble pas, si l’on en juge par l’état de la belle outragée qui perd ses fonctionnaires par dizaines de milliers et que la violence gagne alors qu’elle perd l’art de transmettre.
Sauf que la République a mis son sort entre les mains de prétoriens surentraînés et qu’on ne sait jamais. Un putsch, c’est vite arrivé. On fait la guerre dans des territoires lointains (tiens, au hasard, prenons l’Afghanistan), on a l’impression de la faire pour rien ou d’être plus ou moins trahi ou oublié par les autorités civiles et, vlan, un quarteron de généraux a ses vapeurs. C’est arrivé, vous savez, et il n’y a pas si longtemps.
En 1961, à Alger, on peut raisonnablement penser que, s’il n’y avait pas eu d’appelés, simple biffins ou officiers, pour écouter les transistors dans les chambrées et refuser de bouger, les paras auraient sauté sur Paris et l’on se serait retrouvé avec une dictature militaire de type méditerranéen, c’est-à-dire méchante comme l’espagnole et incompétente comme la grecque, mais qui se serait accrochée au pouvoir avec la bénédiction des Américains qui auraient eu un vassal de plus pour la guerre froide.
Sauf que le service militaire avait encore un peu, oh un tout petit peu, mais un tout petit peu quand même, une vraie vocation à la fois sociale et assimilationniste. On oubliait, quoiqu’on en dise, la couleur, l’origine, la religion. Un uniforme c’est toujours un uniforme et rien ne ressemble plus à une paire de rangers qu’une autre paire de rangers, surtout quand elle donne des ampoules identiques au futur routier kabyle qui aide le futur agent des impôts auvergnat à retirer les siennes.
Sauf que l’on peut penser que si le service militaire avait encore existé en 2005, il est fort probable que la révolte des quartiers cette année-là, n’ait pas eu lieu ou pas avec une telle ampleur. Ces mois-là, passés sous les drapeaux, on affectait de les trouver idiots, on pestait, il n’empêche qu’ils nous donnaient, presque malgré nous, ce sentiment indispensable d’appartenir à la même communauté de destin, ou faisons simple et basta le politiquement correct, au même pays.
Et puis, comme on disait à gauche (enfin la gauche républicaine), c’était tout de même l’armée du peuple, l’héritière des soldats de l’an II, et il n’y avait pas de raison de laisser à la bourgeoisie le monopole des armes. Il y en avait même qui poussaient le vice à lire Marx dans leur chambre de futur officier de réserve.
Maintenant, l’armée est devenue une entreprise comme les autres. Elle recrute et la dernière campagne publicitaire de l’armée de terre a beaucoup fait parler, surtout quand on a su que cette campagne faisait principalement mouche dans les quartiers difficiles, chez nos jeunes compatriotes relégués.
Je ne sais pas comment il faut interpréter ce phénomène. Je trouve qu’il y a quelque chose d’un peu triste à se dire que l’armée apparaît à ces jeunes gens des banlieues comme l’unique perspective professionnelle. Je n’aimerais pas, par exemple, l’idée d’une armée française s’américanisant et envoyant ses minorités ethniques se faire trouer la peau dans des opérations extérieures en échanges d’études payées ou d’un boulot assuré.
De même qu’il était assez malsain pour la République de ne plus avoir, au moins quelques temps, sa jeunesse, toute sa jeunesse, sous ses drapeaux, de même il est tout aussi malsain de penser que Marianne ferait reposer uniquement sa politique extérieure sur ceux de ses enfants qu’elle a été le moins capable d’aimer.
Alors rétablissons le service national. Et vite.
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