Le 25 mai, Mehdi Nemmouche tuait quatre personnes devant le musée juif de Bruxelles au nom d’une interprétation littéraliste de l’islam appelée salafisme. Des banlieues françaises à l’État islamique en Irak et au Levant, le mot et la chose connaissent une fortune mondiale inédite. Or, l’immédiateté médiatique nous enfermant dans l’imprécision, on ne sait jamais ce que ce terme recouvre précisément. Y a-t-il une internationale salafiste et si oui, est-elle vraiment divisée entre islamistes non-violents et jihadistes ? Le danger couve-t-il dans l’Hexagone ? Autant de questions que j’ai posées à Samir Amghar, auteur du Salafisme aujourd’hui (Michalon, 2011).
Daoud Boughezala. Le 25 mai, Mehdi Nemmouche a tué quatre personnes devant le Musée juif de Bruxelles. Comme Mohamed Merah, auteur des assassinats de Toulouse et de Montauban en mars 2012, ce délinquant multirécidiviste appartiendrait à la mouvance salafiste. Comment ces jeunes gens intègrent-ils les filières jihadistes ?
Samir Amghar. On n’intègre pas la mouvance salafiste – et a fortiori sa branche jihadiste – du jour au lendemain. Il faut faire œuvre de sérieux et de détermination, prouver sa bonne volonté au terme d’un long processus de sélection. Par sa conception ultra-individualiste de l’appartenance religieuse, la mouvance salafiste tient de la secte « post-moderne » : beaucoup de gens se tournant vers le salafisme avant de s’en détourner, le « turn-over » y est important ; et, en l’absence de chef central et de pouvoir coercitif, l’intégration n’est jamais définitive. C’est pourquoi les salafistes peinent à recruter massivement.
Nemmouche est pourtant passé à l’acte après une rapide initiation en prison. Aurait-il brûlé les étapes ?
Nemmouche et Merah sont des atomes relativement libres : des bricoleurs du dogme, des butineurs qui se forgent une identité islamique lors de voyages à l’étranger, en fréquentant une mosquée radicale, sur Internet, en rencontrant tel leader charismatique, etc. Souvent issus de quartiers populaires, parfois passés par la case prison, ce sont des profils qui conjuguent criminalité et déviance sociale. Ils se revendiquent d’un islam rigoriste tout en s’inscrivant dans une logique hyper-individualiste qui les pousse à négliger la médiation de la communauté.
Autrement dit, ce sont, pour reprendre l’expression d’Alain Finkielkraut, des « auto-entrepreneurs du terrorisme » qui répugnent à l’action collective. Mais à l’intérieur de la famille salafiste, est-ce le recours à la violence qui différencie les « quiétistes », les « politiques » et les « jihadistes » ?
Traditionnellement, le salafisme est effectivement divisé entre ces trois familles qui entretiennent de fortes oppositions entre elles. Les quiétistes cultivent une dimension exclusivement religieuse et prédicative de la religion. Ils se montrent très critiques à l’endroit de toute forme de politisation de l’islam et de l’usage de la violence en son nom. Le premier point les éloigne du salafisme politique qui s’inscrit dans une approche littéraliste des textes s’agissant de la pratique religieuse, mais invite les fidèles à s’engager activement dans la vie de la cité pour défendre leurs revendications. Des individus comme Nemmouche représentent un troisième salafisme, de type révolutionnaire, qui prône l’action violente pour défendre l’identité islamique.
Cette typologie n’est-elle pas dépassée par l’apparition de groupes et d’individus naviguant entre les deux derniers courants ?
Il faudrait compléter cette classification par deux nouvelles sous-catégories : un salafisme de type communautaire, et un autre orienté vers l’agit-prop.[access capability= »lire_inedits »] Le premier se manifeste par la formation, sur Internet ou dans certaines mosquées, de collectifs de soutien qui récoltent de l’argent pour les jihadistes prisonniers et œuvrent à leur libération. Le second phénomène émerge à travers des individus qui ont renoncé au terrorisme après avoir pris acte de la difficulté de commettre des attentats en Europe. Ces salafistes de combat idéologique mettent en scène des actions spectaculaires, à forte charge symbolique, pour essayer de faire entendre la « voix des musulmans » contre ce qu’ils considèrent comme la stigmatisation de l’identité islamique en Europe. Ils sont par exemple actifs dans le groupe et sur le site Forsane Alizza ( « Les Cavaliers de la fierté » ) qui a appelé à des manifestations spectaculaires contre l’imam de Drancy Hassen Chalghoumi et brûlé des codes civils devant la mairie de Nantes.
Aussi inquiétant soit cet activisme qui s’exprime notamment dans les associations de lutte contre l’« islamophobie », il demeure non-violent. Mais y a-t-il un essor du salafisme jihadiste en Europe, et si oui, comment l’expliquez-vous ?
Après une décennie de déclin, due à l’efficacité des services de renseignement qui ont démantelé de nombreuses cellules terroristes, le vent a tourné début 2011. La révolution tunisienne, qui a entraîné la libération des jihadistes emprisonnés par le régime de Ben Ali, et surtout le conflit syrien ont offert aux jihadistes européens une opportunité historique de réactiver la thématique du jihad mondial. Car dans leur esprit, si l’on réussit à renverser le régime de Bachar Al-Assad et à instaurer un État islamique, cela peut avoir un effet domino dans tout le monde arabe et, par contagion, en Europe. La violence armée des jihadistes français et européens a ainsi trouvé un nouveau lieu d’expression globalisé.
Qu’en pense la communauté musulmane française ? Les pouvoirs publics se rassurent-ils à bon compte en certifiant que l’immense majorité des musulmans sont révulsés par cette violence ?
La communauté musulmane française tient un discours très ambigu. On entend régulièrement : « Nous sommes les premières victimes de ces violences, chaque attentat accroît l’islamophobie, la discrimination religieuse… Nous n’avons pas du tout intérêt à voir émerger ce type d’individus et de violences. » Mais, en même temps, certains vous expliqueront que Nemmouche a eu le courage de commettre des actes que d’autres n’ont pas pu perpétrer.
Toute la question est de savoir combien sont ces « certains »… Seuls quelques dizaines de musulmans français cautionnaient ce genre de discours il y a vingt ans. Que s’est-il passé ?
Au début des années 1990, lorsque s’est amorcée la réislamisation des jeunes issus de l’immigration, deux mouvements monopolisaient l’offre religieuse islamiste : les Frères musulmans et le Tabligh[1. Le Jamaat Al-Tabligh (« Association pour la prédication ») est un mouvement missionnaire fondamentaliste créé par des musulmans indiens à la fin des années 1920. Il prêche à travers le monde pour diffuser sa conception orthodoxe de la foi musulmane.]. Ils s’opposaient aux valeurs dominantes de la société, en tenant des discours anti-impérialistes très critiques sur la France, sur la République, etc. Pendant la guerre civile algérienne, ils étaient convaincus que l’instauration d’un État islamique dans les pays arabo-musulmans était imminente et comptaient surfer sur cette vague. Depuis, les choses ont changé. L’islam est devenu la deuxième religion de France pendant que les Frères musulmans et le Tabligh perdaient de leur verve protestataire. Aujourd’hui, c’est le salafisme qui est le fer de lance de la radicalisation.
On en revient donc à la même question : quelle est son influence réelle en France ? Dans quelle mesure contribue-t-il à définir l’imaginaire des musulmans ?
La communauté salafiste de France est sans doute la plus importante d’Europe occidentale. En 2010, avant même la révolution tunisienne et l’insurrection en Syrie, les services de renseignement français évaluaient le nombre de ses membres entre 12 000 et 15 000 personnes. Sur une population de 3 à 5 millions de musulmans en France, cela fait peu. Reste que le salafisme français a le vent en poupe. Il faut dire que, pour un jeune en quête d’identification et d’appartenance, il ne demande pas une fréquentation assidue de la mosquée : il suffit de prier, de se laisser pousser la barbe, et de côtoyer quelques frères.
Pour le salafiste européen, qui incarne l’ennemi principal : le juif, le « croisé » ou le chiite ?
L’Occidental et le « judéo-croisé » ont longtemps personnifié l’altérité aux yeux des salafistes. Mais, depuis 2001, le retour de l’Iran sur la scène internationale et le développement du prosélytisme chiite ont entraîné l’apparition d’un discours anti-chiite très fort. La conversion d’un certain nombre de sunnites européens au chiisme inquiète les mosquées salafistes qui y perdent une partie de leur clientèle. Dans le contexte du jihad syrien, la rhétorique anti-chiite – contre l’Iran, l’Alaouite Bachar Al-Assad… − des chaînes satellitaires saoudiennes alimente la violence intra-communautaire au sein de l’islam européen. Ainsi, en mars 2012, un individu est entré dans une mosquée chiite de Bruxelles, a assassiné l’imam et a tenté de brûler l’édifice.
Mais Nemmouche s’est attaqué à un musée juif et non à une mosquée chiite de Bruxelles…
C’est vrai. Les individus comme Merah ou Nemmouche cherchent les cibles qu’ils estiment les plus susceptibles de donner une dimension internationale à leur combat. Tuer quatre juifs aura beaucoup plus d’impact qu’assassiner quatre chiites. D’ailleurs, qui a entendu de parler de l’attaque contre la mosquée chiite bruxelloise ? De plus, dans les mosquées radicales, même si le discours anti-chiite reste le plus prégnant, il prend souvent sa source dans l’antisémitisme. Un certain nombre de jihadistes font la synthèse : ils considèrent le chiisme comme une invention juive destinée à tuer l’islam de l’intérieur. Le niveau d’antisémitisme constitue donc un bon indicateur de la radicalité islamiste.
Claude Askolovitch soutient que de nombreux salafistes ne sont ni antisémites ni violents. Existerait-il un salafisme « républicain » compatible avec la démocratie ?
Depuis quelques années, certains leaders salafistes français ont dressé un bilan critique de leur mouvance. Des gens pragmatiques comme Nader Abou Anas ou le jeune imam brestois d’origine marocaine Rachid Abou Houdeyfa pensent que les salafistes doivent s’« intégrer » à la société française, tout en restant fidèles à une lecture littéraliste de l’islam. À la marge du salafisme français, j’observe également l’émergence d’un courant « soralien ». À l’image du site Islam Info, les représentants de ce courant s’inspirent des idées d’Alain Soral pour développer un discours patriotard, mélange d’antisémitisme, d’amour de la France et de critique de la mondialisation. Sur fond d’antisionisme, ils recyclent la rhétorique antisémite des années 1930 : c’est La France juive relue et corrigée par les salafistes ![/access]
*Photo : Hannah.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !