Les uns y voient une offense à la Commune, les autres le summum du kitsch dévotionnel. Le Sacré-Cœur sera bientôt classé « monument historique ». Enjeu depuis sa fondation de luttes idéologiques, la basilique reste surtout une œuvre d’art.
Tout commence à Périgueux. En 1849, un certain Paul Abadie (1812-1884) est nommé architecte diocésain dans cette ville. Ex-collaborateur de Viollet-le-Duc, il a la conviction (aujourd’hui proscrite) que la restauration, bien plus qu’une simple réparation, peut et doit être une poursuite de la création passée. La cathédrale Saint-Front de Périgueux se présente à cette époque comme une grange massive et délabrée. C’est gros. C’est moche. Pourtant, en visitant les combles, Abadie a une belle surprise. Il trouve sous la toiture les restes de cinq grandes coupoles du xiie siècle édifiées en style byzantin et inspirées de la basilique Saint-Marc (Venise). Abadie va démonter entièrement la cathédrale, recréer les cinq coupoles auxquelles il adjoint une bonne vingtaine de lanterneaux et tout un décor époustouflant. Aujourd’hui, Saint-Front est indiscutablement l’un des monuments les plus fascinants et les plus originaux de France.
Bâtir la Périgueux nouvelle
En remportant le concours pour le Sacré-Cœur de Montmartre, Abadie passe en mode création. Il va faire une sorte de Saint-Front de ses rêves. L’édifice est d’entrée de jeu marqué par deux choix décisifs. D’abord il opte, y compris pour les toitures, pour une pierre qui blanchit avec l’eau de pluie, si bien que la blancheur exceptionnelle du bâtiment est le cœur de son identité.
Ensuite, Abadie change la forme et l’emplacement des coupoles pour qu’elles soient bien visibles d’en dessous quand on gravit la butte, mais aussi du centre de Paris, également en contrebas. Il les étire en hauteur et les serre en gerbe. Son successeur les allongera encore davantage. Il en résulte une forme absolument inédite. Les détracteurs y voient des mamelles (pointant vers le haut), surmontées de leurs trayons. Toujours est-il que cette silhouette est reprise dans de nombreuses autres églises à cette époque.
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L’intérieur accueille aussi un riche décor. En particulier, le génial Luc-Olivier Merson compose le dessin des mosaïques avec un sens graphique non éloigné de l’Art nouveau. Ce sanctuaire a d’ailleurs dans l’ensemble une tonalité très Belle Époque. La basilique est finalement consacrée en 1919, mais elle n’est achevée qu’après la Seconde Guerre mondiale. Évidemment, tout au long du xxe siècle, les tenants de la modernité n’ont de cesse de la dénigrer. Certains futuristes veulent même la détruire pour la remplacer par un gratte-ciel.
L’édifice est emblématique du style néo-byzantin, mouvement qui a le vent en poupe fin xixe et début xxe. Auparavant, le clergé catholique demandait surtout du néogothique. Cependant, à la longue, ce genre a semblé austère et répétitif. Le néo-byzantin fantasmé permet beaucoup plus de fantaisie. Les artistes créent des formes très imaginatives, jouent sur des contrastes de matériaux souvent osés. Certaines villes se dotent à cette époque d’édifices somptueux. C’est le cas tout particulièrement de Marseille, alors très pauvre sur le plan patrimonial, qui construit notamment sa cathédrale de la Major et Notre-Dame de la Garde.
L’ombre de la Commune
La basilique n’est cependant pas blanche pour tout le monde. Certains la jugent érigée en expiation de la Commune. Elle incarne à leurs yeux un désir réactionnaire d’ordre moral et religieux. Ainsi, Philippe Fouassier, ancien grand maître du Grand Orient, affirme-t-il encore récemment que « ce monument mérite le déboulonnage ».
Le Sacré-Cœur est une église votive, c’est-à-dire érigée en application d’un vœu. Tout commence en juillet 1870. La France déclare la guerre à la Prusse et on sent vite que c’est mal parti. D’où l’idée de certains croyants de faire le vœu solennel de construire une église pour placer la France sous la protection du Christ dans cette passe difficile. Une démarche similaire est menée à Lyon qui aboutira à la basilique Notre-Dame de Fourvière. En ce qui concerne Paris, deux hommes d’affaires et fervents catholiques sont en pointe, Alexandre Legentil et Hubert Rohault de Fleury. Dès août 1870, on s’organise et on tente de convaincre l’impératrice Eugénie, régente pendant que Napoléon III est sur le front, de soutenir le projet.
Début septembre, après la défaite de Sedan, la République est proclamée et les troupes françaises protégeant le Saint-Siège sont rappelées. Les armées italiennes entrent dans Rome pour en faire la capitale du royaume. Le pape prend très mal l’affaire. Il se considère comme spolié et prisonnier au Vatican. Il demande à être délivré. Le vœu de départ agrège alors une motivation de raccroc : celle de libérer le souverain pontife. En retour, ce dernier sanctifie le projet, lui donnant un grand retentissement, notamment auprès des souscripteurs catholiques. En janvier 1871, le texte définitif du « vœu national » est fixé et proclamé. Un passage précisant « nous reconnaissons que nous avons été coupables et justement châtiés » est, certes, troublant avec le recul. Cependant, il est difficile d’y voir une référence à la Commune qui ne débute que quelques mois plus tard.
Un contexte qui finit par déteindre
À ce stade, l’endroit où ce vœu rendra corps n’est pas encore choisi. On ne parle pas de Paris, capitale alors honnie par nombre de provinciaux en raison de ses propensions révolutionnaires. Le choix de l’emplacement sur la butte Montmartre est arrêté en 1872. Ce site revêt un sens religieux lié au martyre de saint Denis, premier évêque de Paris vers 250. Il ne cesse d’être le lieu de miracles, processions et serments (notamment celui pour la fondation de l’ordre des Jésuites en 1534). Mais, il n’échappe à personne que c’est aussi là, qu’en mars 1871, a commencé l’insurrection débouchant sur la Commune, avec la tentative ratée du gouvernement Thiers de s’emparer des canons de la Garde nationale. D’ailleurs, dans les discours de pose de la première pierre, certains orateurs s’appesantissent sur cette coïncidence. La politique d’ordre moral de Mac Mahon se met en place et une loi est votée pour faciliter la construction du sanctuaire. C’est dire que le contexte réactionnaire si favorable à la basilique en train de sortir de terre finit par déteindre sur son image.
Rue du Chevalier-de-La-Barre
À défaut de s’attaquer à la construction elle-même, les détracteurs s’emploient à l’entourer de signes de désapprobation. En 1897, juste devant le portique principal, tel un doigt d’honneur, on implante une statue du chevalier de La Barre (1745-1766), icône de l’anticléricalisme. Ce jeune noble d’Abbeville défendu par Voltaire est décapité sous l’Ancien Régime pour avoir omis de se découvrir lors du passage d’une procession.
Cette sculpture est finalement déplacée sur le côté dans un souci d’apaisement, puis fondue comme beaucoup d’autres par le régime de Vichy. Une nouvelle statue commandée à un artiste contemporain est érigée de nouveau en 2001. Le nom du chevalier est également donné à la rue qui dessert le sanctuaire, si bien que son adresse postale est « 35, rue du Chevalier-de-La-Barre ». En outre, l’espace vert juste devant la basilique est dénommé square Louise-Michel. Précisons que ce square est inclus dans le périmètre du classement, pour des raisons purement patrimoniales. En effet, la montée vers la basilique, conçue en même temps que le bâtiment, forme avec lui un ensemble indissociable.
Un édifice extraordinairement populaire
Faut-il continuer, comme le font certains, à alimenter la détestation de ce bâtiment ? Sur le plan historique, sa naissance baigne dans les effluves de l’ordre moral. Des arguments d’une autre nature militent cependant pour dépasser ce débat.
En premier lieu, il faut prendre en considération la popularité du bâtiment auprès des Parisiens et des touristes du monde entier. Indiscutablement, c’est un des principaux symboles de Paris, surtout dans cette période où Notre-Dame est en chantier. En outre, Montmartre et sa basilique incarnent un Paris populaire, un Paris de la liberté, un Paris romantique. Plus personne dans le grand public n’y voit un manifeste de la réaction et de l’ordre moral. Ne pourrait-on pas laisser l’histoire du Sacré-Cœur à sa place comme on le fait par exemple avec la Madeleine ? Cette église a, en effet, été affectée par Louis XVIII puis Louis-Philippe à l’expiation de l’exécution de Louis XVI et de la famille royale. Sur le fronton, le Christ, dans une sorte de sous-groupe du Jugement dernier, pardonne à une France incarnée par Madeleine repentante. À côté d’elle sont bannis les vices réputés typiquement républicains comme l’envie. Personne ne s’en offusque, personne ne réclame la destruction de la Madeleine, église désormais associée aux personnalités du spectacle.
N’oublions pas les artistes
En second lieu, il convient de faire une distinction plus claire entre auteurs et commanditaires. Quand le pape Jules II commande le plafond de la chapelle Sixtine à Michel-Ange, l’auteur, l’artiste, c’est Michel-Ange. C’est à son talent que l’on doit ce qui nous intéresse le plus dans ces fresques. À Montmartre, à force de s’interroger sur les intentions des commanditaires, on en vient à oublier les auteurs. S’agissant d’une œuvre d’art, la paternité des artistes doit prévaloir.
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Partagent-ils d’ailleurs, ces artistes, les opinions politiques et religieuses de leurs maîtres d’ouvrage ? Probablement pas. Ils vont d’un chantier à l’autre, répondant à des demandes diverses. En outre, la plupart des artistes dits académiques de la deuxième partie du xixe sont d’ardents républicains. C’est le cas, notamment, de François Sicard (1862-1934), auteur de l’archange saint Michel qui coiffe le sanctuaire. Cet artiste proche de Clemenceau est considéré comme son sculpteur attitré. C’est à lui qu’est confié l’important groupe La Convention nationale occupant la place d’honneur au Panthéon. De même, Hippolyte Lefebvre (1863-1935), qui livre les deux cavaliers, très beaux et un peu inquiétants, encadrant le portique d’entrée (Saint Louis et Jeanne d’Arc), est issu du milieu ouvrier de Lille. Et à Arras, il appartient à une société fraternelle dont Robespierre et Lazare Carnot ont précédemment été membres.
Le terme peu approprié de « monument historique »
Une bonne part des ambiguïtés entourant le Sacré-Cœur tient probablement à la notion même de « monument historique ». Le terme « monument » (du latin monere, se remémorer) suggère que le bâtiment est plus ou moins lié à la mémoire de quelque chose ou de quelqu’un. Ensuite, le mot « historique » semble lui conférer cette sorte de dignité qui s’attache à l’histoire consacrée. Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que certains contestent à la fois la mémoire et l’histoire dont il est question au Sacré-Cœur, tout en passant à côté de sa dimension artistique. L’Unesco utilise le terme plus neutre de « patrimoine » et c’est probablement préférable.
Souhaitons donc que la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre soit perçue comme une œuvre d’art à part entière. Laissons à leur place objections et préjugés, et prenons la peine de la regarder en détail. Il y a de belles surprises au rendez-vous.