Philippe Murray, à l’honneur de ce numéro, l’avait bien compris : nous sommes après l’Histoire. Et ça commence à se voir dans le roman. Le roman, traditionnellement, était le refuge de l’Histoire. Sans même parler du roman historique qui, selon la définition de Dumas, savait la violer pour lui faire de beaux enfants, le roman était le genre même de l’Histoire, le genre fait pour l’Histoire et par l’Histoire.
Les géants du roman, de Tolstoï à Faulkner, de Balzac à Joyce, de Stendhal à Flaubert, de Proust à Thomas Mann, ont toujours été là pour rendre compte de basculements, de points de rupture, de changements d’époque. On lit trop souvent la Recherche en oubliant que les Zeppelin qui bombardent Paris ont autant d’importance que les séances d’onanisme dans le cabinet aux iris, que Saint-Loup meurt au front et que l’on entend la rumeur de l’artillerie allemande, après celles de l’affaire Dreyfus, à Combourg, du côté des sources de la Vivonne. Même un roman apparemment aussi dégagé de l’Histoire que La Chartreuse de Parme, se déroulant à une époque et dans un lieu imaginaires, ne parle en fait que d’elle. Fabrice commence son apprentissage à Waterloo, par une grande bataille. Waterloo aussi, vu du ciel, qui servira à inaugurer Les Misérables de Hugo. Chez Flaubert lui-même, dont le rêve était un roman pur, on sait bien qu’il lui faut 1848 comme réacteur nucléaire de L’Éducation sentimentale. Et les Rougon-Macquart de Zola ne peuvent être compris que mis en perspective par l’alpha et l’oméga de deux événements qui signent la naissance et la mort du Second Empire : le coup d’État du prince Louis-Napoléon dans La Fortune des Rougon et la défaite de 1870 dans La Débâcle.
[access capability= »lire_inedits »]Georg Lukacs, dans Le Roman historique, résumait cela d’une formule lapidaire : « Sans une relation sentie avec le présent, une figuration de l’Histoire est impossible. » Et justement, comme l’avait pressenti Muray, cette « relation sentie » n’est-elle pas sur le point de disparaître ?
Une rentrée littéraire symptomatique
À ce titre, la rentrée littéraire fonctionne comme un symptôme, avec ses presque 500 romans français qui vont sortir sur quelques semaines. Encore une fois, l’autofiction se taille la part du lion. L’autofiction, ou cette manière solipsiste de se considérer soi-même comme une histoire sans s’apercevoir que l’on retrouve là cette phrase de concierge : « Ma vie est un roman. »
Il ne s’agit pas ici de dire que le roman serait mort pour autant. Seulement, comme on a tué l’Histoire, on est bien obligé de trouver un autre carburant. Celui qui a merveilleusement compris cela, c’est François Taillandier. Il publie le cinquième et dernier volume de sa Grande Intrigue, Time to turn. On y reviendra plus en détail, mais il est utile de savoir, tout de même, qu’il s’agit là de l’entreprise romanesque la plus ambitieuse et surtout la plus originale de ces dernières années. Time to turn peut se lire indépendamment des quatre précédents : si Taillandier raconte l’histoire d’une famille entre 1955 (sa date de naissance) et un futur proche, ce n’est pas l’ordre chronologique qu’il a adopté mais davantage une exploration thématique orchestrée par les méandres d’une mémoire qui sait qu’elle ne pourra plus trouver d’explications par des événements puisque, précisément, il n’y a plus d’événements.
Time to turn est le dernier mouvement d’un roman total qui part de l’hypothèse que ces cinquante dernières années nous ont vus passer dans un monde où l’ensemble du réel a été aménagé dans le seul but de nous faire oublier les horreurs de l’Histoire et entrer enfin dans un univers apaisé que l’auteur appelle Option Paradis. Une fois abolies toutes nos peurs concernant le vieillissement, la mort, l’amour, nous entrons finir dans le Cinquième Monde qui commence ces jours-ci avec son nouveau langage, l’Unilog.
Une telle puissance visionnaire alliée à une telle précision sociologique, le tout servi par un humour discret et désespéré fait de Taillandier le romancier qui a sans doute le mieux compris et analysé cette disparition de l’Histoire en tant que telle et le présent inimaginable, au sens propre, que cela a créé : « Ainsi, par exemple, est-il intéressant de se remémorer la façon dont on imaginait jadis l’avenir. Comment, vers 1960, on voyait l’an 2000. […] Personne, hormis peut-être quelques spécialistes parfaitement informés des évolutions de la technique (et encore), ne songeait aux inventions qui donneraient son visage particulier à l’an 2000, et qui interviendraient de façon toute différente dans l’existence de chacun. En l’an 2000, on ne va pas sur Mars, on n’a pas une voiture qui vole entre des gratte-ciel, on n’est pas vêtu, hormis les variations de la mode, de façon très différente que quarante ans plus tôt ; mais nous avons assimilé de façon intime et quasi physique des mutations qui affectent jusqu’aux mots que nous employons, jusqu’aux réflexes et aux contenus du moindre instant, jusqu’à la conscience que nous avons de notre être dans ce monde. »
On comprend mieux pourquoi la « relation sentie » avec le présent dont parle Lukacs, indispensable pour ressaisir l’Histoire, est désormais si difficile à éprouver.
Et pourtant, comme dans un champ de ruines, des écrivains commencent, comme Taillandier, à entrevoir la vérité. Si l’Histoire a disparu, ou semble avoir disparu, c’est qu’elle a été remplacée par l’Économie. « Pousse-toi de là que je m’y mette ! » dit l’arrogante. S’il n’y a plus d’Histoire, c’est que l’Économie a changé jusqu’à la nature du temps. C’est la vieille intuition debordienne du présent perpétuel, depuis La Société du Spectacle, qui recoupe celle de Muray, justement, sur cette étrange durée coagulée par le festivisme venu après l’Histoire pour mieux se substituer à elle. Mais l’Économie, comme l’Histoire, a ses sursauts, ses crispations, ses crises, ses krachs. Ils semblent se rapprocher depuis quelque temps et la secouer comme un grand corps malade.
L’écrivain sismographe
L’écrivain, toujours un peu sismographe, radar, table d’écoute, le pressent avant même les sociologues, les économistes et les spécialistes autoproclamés. On pourra donc s’intéresser à deux romans assez révélateurs de cette nouvelle lucidité. Ils sont courts, drôles et froids comme des contes voltairiens. Ils sont aussi précis et disent assez la cruauté de l’Économie, dont les massacres silencieux valent bien ceux perpétrés par la vieille Histoire.
Plan social, de François Marchand, a un titre qui dit assez de quoi il sera question. Un patron du Nord, à la tête d’une usine qui fabrique des ancres marines, doit, pour sauver son entreprise, entamer un énième plan social concernant le quart du personnel. Le patron est un patron comme la défunte Histoire les aimait. Il n’est pas franchement moderne, il est catholique et ne se fait aucune illusion sur la façon ridicule dont on tente de masquer la réalité de la crise : « Le parasitisme des élites avait atteint une dimension nouvelle : la seule chose qu’on leur demandait, définir une stratégie, était abandonnée aux consultants. Les patrons ne cachaient même plus le fait que, désormais, ils ne servaient plus à rien. » En face de lui, un délégué cégétiste : « Burnier, communiste stalinien, était un homme rationnel. Il alluma une Gitane et se mit à considérer froidement une situation non prévue par sa formation, assurée à l’École des cadres de Moscou en 1975. » Autant dire deux hommes qui appartiennent encore à l’Histoire, deux « ennemis de classe », comme on disait dans le monde d’avant. Mais cette simple appartenance commune fera d’eux d’étranges alliés dans un combat pour ce qu’il est convenu d’appeler l’« économie réelle », c’est-à-dire tout simplement la réalité, contre le monde irrationnel des consultants et des actionnaires.
Effloraisons incontrôlées de l’économie mondialisée
Autre point de vue adopté, mais avec la même idée, « décrire les effloraisons incontrôlées de l’économie mondialisée », celui de Philippe Vasset et de son Journal intime d’une prédatrice.
Vasset, qui avait déjà donné, en 2009, le Journal intime d’un marchand de canons, s’intéresse ici à la « Reine des glaces ». On ne connaîtra pas son nom. C’est simplement « Elle ». Et « Elle », à la tête de son fonds d’investissement, a compris une chose : le dernier Eldorado, c’est l’Arctique. Pétrole, gaz, diamants. Il s’agit juste de faire main basse sur le pactole et de considérer que les États, les autochtones, les écolos et les concurrents sont simplement des obstacles à éliminer. Par tous les moyens. Et puis, on trouve toujours une Sarah Palin, personnage du roman, pour vous aider…
Philippe Vasset, rédacteur en chef de la lettre d’information très documentée Intelligence online, explique très bien pourquoi il a choisi le roman plutôt que l’essai ou le documentaire : « Le recours à la fiction permet de prendre en compte la part fantasmée des échanges réels et de ne pas séparer les actions des individus de la représentation qu’ils s’en font. La série des journaux intimes s’intéresse tout autant à l’imaginaire des agents économiques qu’aux transactions qu’ils mènent et aux bénéfices qu’ils en tirent. »
On ne saurait mieux expliquer pourquoi le roman, et son incroyable plasticité, survit si bien à la disparition de l’Histoire et continue, tant bien que mal, à assurer cette « relation sentie avec le présent », plus que jamais nécessaire pour comprendre ce qui se passe, ce qui se passe vraiment.[/access]
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