Avec Ève et Adam, saga familiale à travers huit générations, Laurent Quintreau se pose en digne héritier d’Émile Zola. Quant à Julien Leschiera qui signe son premier roman, Mes vies parallèles, il s’impose par un style et un esprit où l’on retrouve Marcel Aymé. La descendance est assurée !
Il ne faut jamais désespérer du roman. On annonce sa mort clinique depuis au moins les années 1950. L’avis de décès avait été envoyé par des fossoyeurs qui avaient pour nom Robbe-Grillet ou Claude Simon. Le genre était jugé bourgeois, dépassé, psychologisant. Nathalie Sarraute avait parlé de L’Ère du soupçon dans un essai célèbre : on en savait toujours trop sur les personnages. On n’y croyait plus. On ne voulait plus y croire. Le paradoxe, c’est que le Nouveau Roman, bien entendu, a donné de grands romans : La Modification de Butor, par exemple.
C’est qu’il est increvable, de toute manière, le roman. Il a survécu à tous ceux qui ont voulu le tuer, le gang des Éditions de Minuit n’étant pas le seul à avoir essayé : il y a eu, avant lui, les surréalistes. Et après, l’autofiction et son petit air de « parlez-moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse… ». Sans compter Paul Valéry qui voulait nous interdire d’écrire : « La marquise sortit à cinq heures. » Et pourquoi elle ne sortirait pas à cinq heures, la marquise, si elle en a envie ? Le roman se nourrit de tout, de l’histoire, de la sociologie, de la philosophie, des sciences, de la mythologie, du rêve et du journal du matin. Il se nourrit même de ce qui le nie : tout ce qui ne le tue pas le rend plus fort.
C’est pourquoi chaque rentrée littéraire, même une « petite » rentrée comme celle de ce début d’année 2023 – 379 romans français tout de même –, apporte quelques belles surprises. Bien sûr, on y retrouve les cadors, ceux qui ne sont plus à la recherche d’un grand prix parce qu’ils en ont déjà eu un : Claudel, Lemaître, Salvayre, Makine… Mais c’est une raison de plus pour aller vers ceux qui débutent ou vers ceux qui ne sont pas encore assez connus malgré l’intérêt de leur travail.
Quintreau, Zola 2.0
C’est le cas de Laurent Quintreau qui en est à son cinquième roman. Avec Ève et Adam, il offre un ample récit en huit mouvements qui commence en 1852 et se termine en… 2046. Cette France de 2046 de Laurent Quintreau est étonnamment crédible parce qu’il la nourrit de descriptions précises et minutieuses du passé et du présent. Cela crée chez le lecteur une illusion de continuité troublante. Pourquoi, finalement, ne croirait-on pas à ce monde de 2046, une époque où Diane Doucet dirige l’antenne locale d’une start-up de « matching génétique » à La Rochelle, Human Project 64. Elle profite, comme tant d’autres, d’un vide juridique laissé par l’Union européenne qui permet à ces spécialistes du génome de monnayer leurs connaissances et de faciliter un eugénisme qui ne dit pas son nom en prévenant les couples des éventuels risques de malformation de leur progéniture.
Laurent Quintreau renoue sans complexe, et il a raison, avec ces grands cycles romanesques qui voulaient faire concurrence à l’état civil, comme disait Balzac, même si c’est du côté de Zola qu’il faudrait regarder, Zola et ses Rougon-Macquart dont le sous-titre est « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire ». Zola, chez qui la fiction avait comme principe moteur l’hérédité, expliquant les destins contrastés de la tribu et la faille originelle créée par la folie de l’ancêtre fondatrice.
Je ne sais pas si Laurent Quintreau a pensé à Zola mais, quand il ouvre son roman en 1852, dans une filature près de Rouen où une petite ouvrière se fait violer par le patron, nous sommes exactement à la même date inaugurale que dans Les Rougon-Macquart, le 2 décembre, jour du coup d’État du futur Napoléon III. La différence est que Quintreau passe d’une génération l’autre à travers deux siècles. L’enfant de la petite ouvrière, non reconnu, deviendra un anarchiste et un communard qui sera exilé mais qui aura le temps, dans une brève histoire d’amour, d’enfanter une fille qui, elle, épousera un propriétaire terrien en Champagne, antidreyfusard. Elle s’arrangera pour subir le moins possible les assauts de son mari sanguin, puis nous arriverons en 1919 pour la troisième génération, avec une femme qu’on n’appelle pas encore féministe mais qui conjugue idées progressistes et fascination pour les sciences occultes (comment ne pas penser aux analyses de Philippe Muray dans Le xixe siècle à travers les âges ?) Huit générations, donc, pour arriver jusqu’en 2046. Quintreau joue habilement sur les rappels, les liens, les effets miroirs dans les comportements, les goûts, les manières d’aimer.
On a trop souvent oublié que le dernier volume des Rougon-Macquart s’appelle Le Docteur Pascal, médecin spécialiste de l’hérédité qui consulte tous les dossiers de la famille pour en tirer un bilan. C’est ce que fait Diane Doucet, dans sa France de 2046 : relire la destinée de ses ancêtres à l’aune des hasards des mélanges d’ADN au moment de la conception, avec des descriptions scientifiques aussi fascinantes, et parfois drolatiques, qu’un film d’action ! Mais Ève et Adam entretient malgré tout des distances plus grandes que Zola ne le faisait avec le déterminisme héréditaire.
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Quintreau réussit, en parallèle, à donner un tableau original de l’histoire de France : on voyage dans les années cinquante de la IVe République finissante, dans la fin de ce qu’on a appelé la « parenthèse enchantée » en 1978, alors qu’une interminable crise se profile, ou dans les années 2010, et notamment 2013, l’année du mariage pour tous, qui inaugure une période où le sociétal prend le pas sur le social, et on se retrouve enfin en 2046 avec des hommes pratiquant la castration volontaire en ligne pour en finir avec leur masculinité toxique.
Roman-somme, Ève et Adam nous parle finalement des jeux de l’amour et du hasard, et sans doute du danger qu’il y a, malgré les viols, les divorces, les vies malheureuses, les meurtres parfois, à éliminer totalement le hasard. Au risque, comme Diane Doucet, de trouver une immortalité numérique, désincarnée, glacée.
Leschiera : l’art français de l’oblomovisme
On espère que Mes vies parallèles de Julien Leschiera, premier roman d’un libraire de Clermont-Ferrand, ne sera pas son unique livre. C’est que cela arrive souvent, et nous pesons nos mots, avec les coups de génie, comme ce fut le cas par exemple avec La Conjuration des imbéciles, le chef-d’œuvre unique de John Kennedy Toole qui racontait la vie d’un inadapté total, Ignatius Reilly, dans la Louisiane des années 1950.
Le héros de Leschiera s’appelle Charles Dubois, comme tout le monde. Au début du récit, un gynécologue versaillais annonce à une femme qu’elle attend un bébé « avachi ». On dirait une nouvelle de Marcel Aymé, dont il est question dans le roman, à cette différence que Leschiera n’a pas écrit une nouvelle, mais un très gros roman qui raconte, sur une cinquantaine d’années, à la première personne, la vie d’un homme qui, dès sa vie intra-utérine, a décidé de ne rien faire, mais ce qui s’appelle rigoureusement rien ! Ça la fout mal dans une famille où le père est militaire – il disparaît prématurément dans un accident de friteuse –, la mère proviseure de lycée et la sœur aînée une peste hyperactive dont l’emploi du temps quotidien est minuté, comme celui de toute la famille, à la manière d’une opération commando. Pour Charles Dubois, qui a été chercher sa devise chez Henri Michaux – « Ne faites pas les fiers. Respirer, c’est déjà être consentant » –, pas facile de se faire oublier, notamment de sa gouvernante allemande, Margrit, qui donne des ordres dans la langue de Goethe.
L’exploit de Julien Leschiera, c’est de faire un roman picaresque avec un personnage qui n’aspire qu’à une vie végétative. Il y a bien Le Livre de l’intranquillité de Pessoa, découvert au service militaire, pour rêver de vies parallèles, mais le monde se refuse précisément, avec obstination, à le laisser tranquille. Charles connaîtra, entre autres, les affres d’une vie de couple autarcique, un voyage en Argentine où il ne fera que transporter ses névroses, une carrière de magasinier dans une librairie, une autre de bibliothécaire, une autre encore d’écrivain raté avec des éditeurs pour le moins fantasques et même un rôle dans une émission de téléréalité catholique sur les sept péchés capitaux où il sera, évidemment, chargé d’incarner la paresse.
Comment ne pas songer à Oblomov, un des personnages les plus emblématiques de la littérature russe, mais Oblomov, aristocrate « avachi » restait obsédé par le paradis doré de son enfance. Chez Charles Dubois, le renoncement à soi ne recouvre aucun projet politique, sinon une sécession solitaire où tout ce qui est humain devient étranger.
Ce pourrait être cafardeux, mais le style allègre de Leschiera transforme Mes vies parallèles en un paradoxal bonheur de lecture.
Laurent Quintreau, Ève et Adam, Rivages, 2023.
Julien Leschiera, Mes vies parallèles, Le Dilettante, 2023.