L’ami Marc Cohen a beau trouver que la victoire de la gauche aux élections sénatoriales ne change pas grand-chose à la situation politique du moment, il faudrait nuancer ce constat.
De l’aveu même de Gérard Larcher désormais crispé sur son perchoir éjectable et obligé de miser sur des combinazione qui fleurent bon la politique oldschool pour espérer garder la présidence de la Haute Assemblée, l’ampleur de la défaite de la droite a surpris tout le monde. Pour l’UMP, quoiqu’on en dise, ce n’est pas bon signe de prendre une balle dans le genou juste avant d’entamer le sprint présidentiel.
Mais nous voudrions plutôt insister sur la tendance lourde que représente cette victoire de la gauche : celle d’un inconscient jacobin typiquement français porteur d’une certaine conception de l’État-nation qui ne veut pas mourir. C’est d’autant plus paradoxal que le Sénat est classiquement présenté comme la chambre girondine par excellence, l’assemblée des territoires, le triomphe de l’élu local contre le national, du rural contre l’urbain et le laboratoire de toutes les décentralisations.
Que cette dernière se soit la plupart du temps traduite par des transferts de compétences qui sont en fait des transferts de dépense explique la régularité de métronome avec laquelle la gauche gagne la plupart des élections locales. Et l’élection d’un sénateur est, au bout du compte une élection locale.
Seulement, l’erreur serait de croire que l’élu local, maire, conseiller général ou régional est un girondin par essence. En France, personne n’est girondin, comme d’ailleurs personne n’est vraiment libéral, sauf pour le voisin ou pour faire moderne. On se souvient de l’époque où, alors qu’il était maire de Redon, Alain Madelin, le héraut du libéralisme, s’était révélé un des plus grands demandeurs de subventions pour ses administrés, en quoi d’ailleurs il faisait le job pour lequel il avait été élu. Simplement, en France, celui qui affirme son amour d’un État minimal et décentralisé redevient un jacobin pur jus lorsqu’il se confronte aux réalités du terrain.
Pour avoir fait partie des 71 890 grands électeurs[1. Vote obligatoire et amende de 100 euros si on ne se dérange pas pour mettre son bulletin dans l’urne, on ferait bien de s’en inspirer pour toutes les élections, ça nous éviterait des taux d’abstention proprement honteux dans une démocratie.], votre serviteur a pu observer ce phénomène in vivo. Dans le Nord, deux sénateurs communistes ont été élus, ce qui n’était pas évident, voire tient du miracle, en ce qui concerne Michèle Demessine, ancienne ministre du tourisme, sortante et deuxième sur la liste. Le PCF affrontant la liste dissidente d’un autre communiste sortant, Ivan Renar, le siège de Michèle Demessine était pratiquement perdu d’avance au profit du Parti Socialiste. Michèle Demessine l’a sauvé à quelques voix près. Précisons que les bulletins qui ont fait la différence ne viennent pas des grands électeurs dissidents pris d’un remords de dernière minute ou de grands électeurs de gauche qui auraient voulu bouder le PS dans un département où son comportement oscille en permanence entre l’hégémonie et l’arrogance.
En bonne logique électorale, il ne reste donc qu’une seule possibilité : après une campagne de fond, la liste communiste a attiré les suffrages de maires de petites communes rurales, non-inscrits, c’est-à-dire la plupart du temps, acquis à la droite, voire très conservateurs.
Il semble bien que ce phénomène se soit reproduit un peu partout en France. Vous avez beau vous déclarer sarkozyste, quand vous voyez que votre commune n’a plus de bureau de poste ou qu’il n’ouvre plus qu’une une fois par semaine, quand vous constatez que votre école primaire perd une classe ou est menacée de fermeture, quand vous êtes obligé pour faire face à vos dépenses d’emprunter auprès des banques et, comme l’a récemment révélé Libération que cet emprunt peut-être un emprunt toxique qui risque de vous mettre en faillite avec la tutelle humiliante de la Préfecture au bout du chemin, votre enthousiasme pour la majorité présidentielle et la marche en avant de la modernisation économique se tempère fortement.
D’ailleurs, la révolte des élus de base n’a pas seulement profité à la gauche. L’AFP indiquait hier soir que sur trente départements concernés par le scrutin, sans même compter l’Ile-de-France, le Front National qui n’a pourtant aucune chance dans ce type d’élection, avait triplé son score en passant de 300 voix de grands électeurs à plus de 1000. Il est difficile de pas voir là un des effets du nouveau discours social de Marine Le Pen, célébrant les vertus protectrices d’un État qui ne cesse de se décharger de responsabilités aussi lourdes que le RSA ou l’entretien des routes nationales sur des collectivités locales exsangues qui restent les derniers remparts bien effrités entre la mondialisation sans partage et le citoyen.
Finalement, cette victoire de la gauche est celle du conservatisme. En lui donnant la majorité, le Sénat reste fidèle à sa vocation de ralentisseur des excès d’un gouvernement aux décisions de plus en plus idéologiques.
On connaît la maxime célèbre de Tancrède dans Le Guépard, voulant convaincre le Prince Salina de se rallier à l’unité italienne : « Il faut que tout change pour que rien ne change ».
Aujourd’hui, c’est la gauche qui paraît, même aux yeux des élus de droite, être la seule en mesure de sauver le monde d’avant : celui d’une France qui a toujours eu la belle passion de l’égalité, jusque dans ses plus petits villages.
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