J’ai beaucoup photographié mes enfants, comme tout un chacun. Résultat, je suis l’absent-présent de toutes ces images — absent puisque je suis de l’autre côté de l’objectif, et présent pour la même raison. Présent par déduction, en quelque sorte. Ombre de l’ombre.
Si l’autoportrait est un genre pictural qui, de Rembrandt à Van Gogh ou Lucian Freud a produit une foule de chefs d’œuvre, la photographie, bien qu’elle ait emprunté ses cadrages à la peinture, a beaucoup moins donné dans le genre — jusqu’à aujourd’hui. Pour des raisons techniques, essentiellement : on ne pouvait pas être derrière et devant en même temps. Les fabricants ont inventé toutes sortes d’ingénieux dispositifs de déclenchement à distance ou de retard pour que le photographe soit au côté de son modèle, mais encore fallait-il que l’appareil soit posé sur un pied. Lourd et compliqué.
Le smartphone a résolu le problème : on se flashe soi-même sans difficulté — à ceci près que l’objectif incorporé étant toujours un grand angle, cela vous déforme quelque peu dans le sens d’un élargissement du nez, ce qui m’a toujours dissuadé d’user de mon portable pour immortaliser le mien, qui n’a besoin de rien ni de personne pour prendre ses aises.
Peu importe aux uns et aux autres : les voici qui se photographient avec une volupté narcissique bizarre, et qui envoient immédiatement à d’autres l’image hypertrophiée de leur nombril. Selfie : on ne saurait mieux dire. Facebook : le livre des visages.
Pour les raisons techniques invoquées ci-dessus, ces selfies sont d’une rare laideur. Leur naturalisme est hideux. Baudelaire, l’un des premiers, dans le Salon de 1859, s’était ému et révolté devant la copie photographique, dans la mesure où la reproduction pure lui paraissait l’absence d’art par excellence.
Allez, je ne résiste pas — et il écrit beaucoup mieux que moi :
« Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d’elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : « Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature » (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu. Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : « Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie. » À partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal.»
Les photographes du XIXème siècle ont fait de leur mieux pour abolir cet aspect trivial, soit en utilisant leur appareil comme une palette, soit en le spécialisant dans un genre que la peinture n’avait su aborder, l’instantané. Ils ont fait de leur mieux, depuis deux siècles ou à peu près que la photographie existe, pour rivaliser avec les peintres — voir par exemple la mode du pictorialisme des années 1900, ou les cadrages « paysagers » des frères Séeberger.
C’est si vrai que lorsque le droit dut légiférer sur la photographie, il le fit en notant que le photographe aussi est un artiste [1. Bernard Edelman a écrit sur le sujet un ouvrage déjà ancien mais indispensable, le Droit saisi par la photographie (1973 — réédité en Champs / Flammarion).], et qu’il peut réclamer sur son œuvre les mêmes droits que les artistes. La valeur (chiffrable) d’une photographie permettait de la ranger dans le registre artistique.
L’autre reproche que le poète des Fleurs du mal fait à la photo, c’était évidemment son aspect commun : si tout le monde se veut peintre, plus personne ne l’est. Pour le dandy qu’est Baudelaire, la photographie alimente les fantasmes artistiques de la foule — en l’occurrence, la foule bourgeoise, l’antithèse de l’artiste. Ajoutez à cela le fait que la peinture est un art de patience, de remords [2. voir le prodigieux film de Clouzot, Le Mystère Picasso, où l’on voit le peintre en proie aux remords, aux retouches, aux recombinaisons, aux surcharges — en direct], le contraire même de ce contentement de soi qu’implique le selfie. Heureux les simples d’esprit, car ils se photographient.
Avec le selfie, Monsieur-tout-le-monde fait de l’art, instantanément. Et tient à le faire savoir. Qu’un peintre du dimanche imite Corot ou Pissarro n’implique pas qu’il impose à tout son carnet d’adresses la contemplation de ses croûtes. À chacun ses violons d’Ingres, tant qu’ils demeurent confidentiels. Mais le selfie n’a de sens que s’il s’expose de façon instantanée. Il communique l’innommable. Avec bonne conscience et infatuation.
Ce n’est pas même un autoportrait, au sens pictural du terme. Les autoportraits classiques étaient des études psychologiques, ils utilisaient la surface de la toile pour traquer la profondeur, et les monstres qui s’y prélassaient, voir Van Gogh. Le selfie est tout en surface, il dénie la profondeur. Il réfute un siècle de freudisme appliqué : avec lui, plus d’inconscient. Il est la victoire ultime de la société du spectacle : je ne suis que ce que je montre. Il est la défaite de Montaigne : « Il ne faut pas confondre la peau et la chemise », disait l’auteur des Essais — eh bien non, c’est la même chose, affirme l’imbécile qui s’auto-congratule d’être. Fin du Moi, et victoire de l’Ego.
Au passage, le selfie abolit aussi le langage, qui en dit toujours plus que les mots qu’il emploie. Inutile de faire dix ans de psychanalyse sévère pour commencer à cerner qui je suis : un clic à bout de bras, voici ma vérité. Il abolit du coup la communication, qu’il fait pourtant mine de promouvoir. Parler à l’autre est un art difficile. Se photographier ensemble, souriant à son i-phone, c’est la facilité mise au service de l’incommunicabilité.
Une certaine littérature (surtout celle écrite par de jeunes auteurs) va dans le sens de cette superficialité. Les personnages s’agitent, baisent sans y penser, discutent fringues et musique, sans jamais rien contester : ce monde leur va, comme va une jupe.
Ce qu’affirme aussi cette mode du ready-made absolu, c’est la victoire de la démocratie la plus abrutissante (pléonasme, sans doute). Nous voici tous artistes, tous mis à plat, tous révélés par une technique instantanée, à la portée des plus malhabiles, définitivement dissociée de la notion d’effort. Allez encore faire un cours d’art plastique à des gosses qui croient que le selfie est l’alpha et l’oméga de la représentation !
Cette absence de travail (à commencer par le travail sur soi) est le caractère le plus évident et le plus terrible de ce que nous appelons encore une civilisation, et qui n’est plus qu’un reste d’habitude, dont l’Etat islamique du Levant et d’ailleurs s’occupera bientôt. Les élèves, en classe, s’étonnent que les torchons qu’ils rendent sous l’appellation de « copies », produits de façon quasi instantanée, ne nous satisfassent pas. Toute absence d’effort, pensent-ils, mérite salaire. De même leur capacité d’attention, façonnée par cet équivalent gestuel du selfie qu’est le zapping : leur intérêt est une longue impatience.
Evidemment, le vrai, le gai savoir fait de la résistance — tout comme leurs petites copines ne consentent pas de prime abord à se comporter en porn stars. Parce que ce monde qui fait mine de s’offrir est plus résistant au désir que nous ne le pensions. Mais c’est la ruse du libéralisme avancé que de nous faire croire le contraire. Ça lui permet de vendre des smartphones.
*Photo: Vince Bucci/AP/SIPA.AP21608539_000021
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