Il aura vraiment fallu les rebondissements à tiroirs de l’affaire DSK pour que la déclaration de Jean-Claude Juncker sur la Grèce soit passée inaperçue. Voilà ce qu’a déclaré le président de l’Eurogroupe au magazine allemand Focus : « La souveraineté de la Grèce sera énormément restreinte », avant de comparer le pays de naissance de notre civilisation à l’Allemagne de l’Est après la réunification.
Il est dommage, d’ailleurs, que personne, ou presque, n’ait pu voir monsieur Juncker au moment où son masque tombait. Une certaine parole européiste se libère avec un mélange d’arrogance et de cynisme, décidément caractéristique, sauf pour ceux qui ne veulent pas voir, de la façon dont l’Union, depuis le traité de Rome et surtout depuis l’Acte unique de 1990, s’est construite non pas à l’écart des peuples mais contre eux, au nom d’un fédéralisme fantasmé qui devait nous faire sortir de l’Histoire pour mille ans de bonheur dans la concurrence libre et non-faussée, quitte à nous mettre à la remorque des Etats-Unis sur le plan géopolitique.
La construction européenne aurait, nous dit-on, l’immense vertu d’avoir durablement préservé la paix sur le Continent. Les Serbes ont dû apprécier, en 1999, quand ils ont été bombardés par l’OTAN avec la bénédiction de l’Union qui avait ainsi déjà ainsi montré comment elle respectait la souveraineté d’un Etat indépendant. Elle était intervenue, nous dira-t-on, pour la bonne cause. La fameuse ingérence humanitaire du bon docteur Kouchner, dont on a vu depuis qu’elle était souvent un faux-nez permettant de légitimer de banales opérations de guerre visant à s’assurer de nouveaux marchés et un approvisionnement sans risque en matières premières. Dans le temps, on appelait ça l’impérialisme mais c’est un mot tellement démodé que plus personne n’ose le prononcer.
D’ailleurs, les Serbes sont aujourd’hui normalisés. Ils ont attendu que leur principal criminel de guerre, Mladic, soit mourant pour en faire cadeau au TPI. Comme ça, le déshonneur est sauf pour tout le monde et la Serbie sera bientôt membre du club. Ainsi une commission de technocrates parviendra-t-elle, en cinq ans, à faire ce que ni les Turcs, ni les Autrichiens, ni les Allemands n’avaient pu réaliser au cours des siècles : en finir avec une indépendance ombrageuse.
Ce désir européen, junckerien, d’en finir avec les nations passe habituellement par des moyens plus doux. Il suffit d’écrire à intervalles réguliers des traités ratifiés en catimini. Parfois, un chef d’Etat se rappelle qu’il est chef d’Etat et demande directement, par référendum, l’avis aux premiers concernés, c’est-à-dire à ses concitoyens. Sont-ils d’accord pour être gouvernés par des textes qui inscrivent dans le marbre qu’une seule politique économique est possible, exploit que seule la défunte URSS avait réussi ? Si par hasard, le peuple dit non, ce n’est pas grave. On vote, on revote, on rerevote comme en Irlande ou au Danemark. En France, on se contente de refaire passer un texte refusé à 55% devant un Congrès à la botte et l’affaire est dans le sac.
Mais enfin, tout cela se faisait avec une hypocrisie et un sens certain de la manipulation. Là, monsieur Juncker, peut-être paniqué par la fin programmée de l’euro qui sanctionnera définitivement l’échec de cet Europe-là, a perdu son surmoi de haut fonctionnaire bruxellois et accessoirement de premier ministre du Luxembourg. On rappellera au passage que son pays est un paradis fiscal au cœur de l’Europe où l’on blanchit en toute impunité l’argent de la drogue, du commerce des armes et autres joyeusetés dont on aura du mal à faire croire que ce sont des activités moins immorales et moins mortifères que ce qui est reproché aux Grecs actuellement saignés à blanc et vivant un climat constant d’émeutes où le désespoir[1. Les statistiques les plus récentes indiquent une explosion du chiffre des suicides et des dépressions lourdes en Grèce depuis plusieurs mois] le dispute à l’humiliation.
Mais répétons-nous encore la phrase de Jean-Claude Junker pour en mesurer l’énormité: « La souveraineté de la Grèce sera considérablement restreinte ». On a presque l’impression d’entendre Mac Arthur parlant du Japon, les Alliés de l’Allemagne de 45, voire Paul Bremer de l’Irak en 2003. Restreindre la souveraineté d’un Etat, en général, la communauté internationale se le permet quand celui-ci a perdu une guerre dans laquelle il a commis des atrocités.
Elles consistent en quoi les atrocités grecques ? Avoir trafiqué des comptes et masqué des déficits ? Avoir laissé la fraude fiscale s’instaurer comme un sport national ? Avoir financé un Etat-providence alors que le pays n’en avait pas les moyens, tout au moins dans une logique libérale puisque d’autres économistes estiment que les dépenses de santé, d’éducation, de police, de défense ne devraient pas être prises en compte dans le calcul du déficit ?
C’est tout ? Vraiment ? Pas la moindre épuration ethnique d’une minorité, pas de déclaration de guerre unilatérale à la Turquie, pas de prisonniers politiques torturés comme au temps de la dictature des Colonels ?
Les événements historiques passent souvent inaperçus au moment où ils se produisent. La déclaration de Junker en fait partie. On découvrira plus tard ses implications. Ce jour apparaîtra comme celui où, pour la première fois, un haut responsable aura affirmé clairement que le pouvoir politique ne pesait plus rien devant les exigences de la finance mondialisée, que le banquier avait plus de pouvoir que le ministre et une place boursière qu’un parlement élu. On s’en doutait un peu mais là, c’est merveilleusement explicite.
On pourrait conseiller à Juncker de relire Byron, de regarder les tableaux de Delacroix ou encore de se faire raconter, dans les bureaux climatisés de son grand-duché, l’histoire de Manolis Gleizos qui, une nuit de mai 1941, se faufilant avec quelques camarades communistes au milieu des sentinelles, descendit le drapeau à croix gammée qui flottait sur l’Acropole pour le remplacer par le drapeau national que tous les Athéniens virent pour quelques minutes flotter dans le soleil du matin.
Gleizos vit toujours, il est de toutes les manifestations de la place Syntagma. Et, paradoxe du combattant internationaliste, lui sait ce qu’est la souveraineté.
Apparemment, monsieur Juncker et l’Eurogroupe l’ont oublié comme ils ont oublié ce que signifie ce principe fondateur de la liberté : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Alors, avec Hugo, je déclare à la face de monsieur Juncker :
« En Grèce ! En Grèce ! Adieu, vous tous ! Il faut partir !
Qu’enfin, après le sang de ce peuple martyr,
Le sang vil des bourreaux ruisselle !
En Grèce, ah mes amis ! Vengeance ! Liberté ! »
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