Fin 2010, en France, un « véritable phénomène éditorial », comme on dit, se mit à perturber le sympathique train-train des palmarès et les listes de best sellers, au point de captiver les médias : le succès, aussi démesuré qu’inattendu, de l’opusculet de Stéphane Hessel, Indignez-vous ! À 93 ans, l’auteur avait, il est vrai, tout pour plaire à un certain public, incarnant à la perfection toutes les icônes de notre Brave new world : le martyr, le bienfaisant et le rebelle.
Le martyr, puisque ce juif résistant fut torturé tout jeune par la Gestapo, interné à Buchenwald et condamné à la pendaison avant de parvenir à s’évader. Le bienfaisant, puisqu’il a été, comme il le rappelle avec insistance, l’un des principaux rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme avant de s’engager pour toutes les bonnes causes, de l’indépendance algérienne à la lutte contre l’apartheid, du combat pour les Palestiniens, les Roms, les sans-papiers, à la défense des retraités sans le sou et des bénéficiaires de la sécu. Le rebelle, enfin, assurant au bon peuple que l’indignation fut « le motif de base » de la Résistance, et qu’à l’inverse, « l’indifférence est la pire des attitudes » (on notera l’audace du propos). A l’en croire, c’est en se rebellant que l’on rejoint « le grand courant de l’Histoire », qui « doit se poursuivre grâce à chacun » jusqu’à l’instauration de la Démocratie idéale. D’où la formule qui conclut son texte, que l’on croirait empruntée au graphiste Ben ou recopiée à même la trousse d’un collégien : « créer, c’est résister. Résister, c’est créer. » Hessel, c’est donc à la fois Guy Môquet et l’abbé Pierre, Coluche et Rimbaud.
A l’époque, certains ont osé s’étonner du succès remporté par cette cascade de lieux communs – les plus lucides insinuant que c’est précisément pour cela qu’Indignez-vous a écrasé, en termes de ventes, jusqu’au Goncourt de Michel Houellebecq. Si ça marche, écrivait ainsi Luc Rosenzweig, c’est parce qu’Hessel, est « l’axe du bien à lui tout seul. Toute sa vie il a eu tout juste, a toujours été du bon côté, ne s’est jamais compromis avec les salauds, c’est toujours arrangé pour que sa biographie ne puisse être autre chose qu’une hagiographie. L’achat de son livre par les gens ordinaires relève de la croyance magique que sa lecture pourrait faire de vous un homme ou une femme meilleure, réveiller le Hessel qui sommeille en chacun d’entre nous ». Et tout ça pour trois euros seulement, 13 pages écrites en gros caractères, environ 20 000 signes, l’équivalent d’un gros article de Télérama. La rébellion tout confort, en somme, de quoi étancher sans douleurs, et sans délais et sans frais excessifs sa soif d’engagement au service de la Justice.
C’est pourquoi on a appris avec ravissement que, lundi 30 janvier 2012, le vieux jeune homme indigné, aujourd’hui âgé de 94 ans, a obtenu, « pour l’ensemble de son œuvre » (sic), le premier prix Mychkine, destiné à récompenser « des auteurs qui se sont distingués par leurs contributions exemplaires à l’instauration d’un climat de générosité », et que c’est une autre icône de notre temps, un autre apôtre des gentils, un autre rebelle, en somme, Daniel Cohn-Bendit en personne, qui a fait son éloge. Un second prix, modestement doté de 50.000 euros, a récompensé un militant autrichien du droit des animaux sous les applaudissements de la brillante foule parisienne réunie pour l’occasion au théâtre de l’Odéon, impatiente de faire un sort aux canapés de foie gras ou de saumon fumé. Comme disait le poète, il y a des informations qui se passent de commentaires.
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