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Dans les tuyaux de la pompe à vide

"Le rapport chinois", le premier roman de Pierre Darkanian


Dans les tuyaux de la pompe à vide
Pierre Darkanian © Céline Nieszawer

S’il est drôle, ce n’est pas seulement pour cette raison qu’il faut lire Le rapport chinois, premier roman de Pierre Darkanian. Explications.


Embauché à l’issue d’un ahurissant processus de recrutement, Tugdual Laugier fait désormais partie du Cabinet Michard et Associés, « une belle boutique, reconnue dans le milieu des affaires, notamment auprès d’une clientèle d’investisseurs asiatiques [appréciant] son modèle de conseil fondé sur le design thinking et l’impertinence constructive – en totale rupture avec les stratégies de conseil classique –, ainsi que sa capacité à apporter des réponses innovantes aux problématiques rencontrées par ses clients dans un contexte économique en perpétuelle mutation ».

Dire qu’il y travaille serait sans doute très exagéré. En effet, pendant ses trois premières années au sein de ce cabinet de conseil aux prestations obscures et obnubilé par la confidentialité, il ne fait strictement rien, sinon profiter « de la solitude de son bureau pour digérer dans un calme méphitique (…), comblant la vacuité de ses après-midi par de distrayantes flatulences ». Quand il ne massacre pas des stères de crayons… En réalité, il est plutôt payé à ne rien foutre. Et grassement qui plus est. 7000 euros par mois !

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Il s’accommode assez bien de cette oisiveté, grâce à laquelle il peut à loisir « péter comme un goret ulcéreux ». Même si, comme on pouvait s’y attendre, il éprouve parfois une certaine culpabilité à toucher un salaire aussi indécent pour ce qu’il ne fait pas. Et se retrouve contraint, pour briller dans les yeux de sa petite amie, à s’inventer une importance qu’il n’a jamais eue au sein de son environnement de travail.

Une satire féroce

Durant les 69 premières pages du Rapport chinois de Pierre Darkanian, avocat quadragénaire qui livre son premier toman, le lecteur croit d’abord à une satire féroce du monde actuel du travail. Surtout s’il s’est coltiné par le passé ces hordes d’imposteurs que les administrations publiques ou privées semblent naturellement sécréter. Une satire nourrie des travaux de Laurence J. Peter et Raymond Hull (Le principe de Peter, 1969) et du regretté David Graeber (Bullshit jobs, 2018), mais aussi de l’œuvre de Marcel Aymé, écrivain avec lequel on entrait « dans le fantastique comme dans un café » (Jean Cocteau).

Mais quand enfin, page 73, Tugdual se voit enfin confier la rédaction d’un rapport « sur la Chine », plus exactement une « synthèse sur les rapports en cours », ce même lecteur a comme un doute sur la nature de ce qu’il est en train de dévorer, entre deux éclats de rire. Certes, les développements quant à la « qualité » du rapport produit par Tugdual – 1084 pages de copié-collé d’articles issus de Wikipédia, sans aucune problématique digne de ce nom mais avec la recette du croissant au beurre français ! –, peuvent encore laisser à croire que la satire continue. Mais quand un peu plus tard les stups puis un substitut du procureur commencent à s’intéresser à l’ « activité » du Cabinet Michard et Associés, qu’il est question de pyramide de Ponzi et de délinquance financière internationale, cela devient moins évident.

Un roman sur le Mal

Le lecteur le sent, ce n’est plus seulement un roman hilarant sur l’ennui, l’imposture et la fumisterie au travail qu’il a entre les mains. S’il a lu par ailleurs l’immense Monsieur Ouine de Georges Bernanos, il se dira peut-être, même si le décor et l’intrigue du Rapport chinois en sont à des années-lumière,  qu’il s’agit, dans la mesure où il traite du vide, d’un nouveau roman sur le Mal. Car c’est essentiellement du vide dont il est question dans ce roman, celui qui « avait continué à se propager, à farandoler gaiement de la finance à l’intégrisme, des subprimes à YouTube, et abreuvait désormais une armée d’âmes errantes d’irréversibles croyances sur le pourquoi du monde ». Celui qui amène une commissaire de police à regretter le temps où les truands « avaient à leur crédit d’effectuer quelque chose » – acheminer de la marchandise d’un continent à un autre, vendre de la came au bas des immeubles – et de partager « la valeur travail ».

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Un roman sur le Mal qui, à la différence de celui de Bernanos qui en prophétisait la venue à la fin de sa vie, de Monsieur Ouine (1943) à La France contre les robots (1944), nous confirme, si nous en doutions, que nous sommes actuellement aspirés par le vortex autour de son trou noir. Que le désert avance. Plus que jamais. Qu’en l’absence de réaction de notre part, il n’y aurait bientôt plus que du vide.

Un roman sur le Mal, mais aussi l’œuvre d’un écrivain prometteur qui balade avec talent son lecteur, entre rire rabelaisien et larmes bibliques. Et dont il faut assurément guetter les publications à venir.

Le Rapport chinois de Pierre Darkanian (Anne Carrière)

Le rapport chinois

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