Quand la Kommandantur de Causeur s’inquiète des chansons qu’un obscur rappeur pourrait mettre dans la tête de la belle jeunesse bretonne, Frédéric Magellan est dépêché sur place…
Il était 13 heures 39 samedi quand, bien décidé à profiter des matchs de rugby de l’après-midi, Martin P***, du site Causeur.fr, m’envoie le lien d’un article.
« Concert de Freeze Corleone à Rennes, c’est chez toi, non ?
Ah, ça c’est sûr que c’est chez moi.
– Ce serait intéressant de savoir quel public va l’écouter.
Promis, à 18 heures, j’irai faire un tour.
Les dons de précognition du Conseil d’État
Je dois avouer que j’étais passé à côté de la carrière de Freeze Corleone. Pourtant, il était, ces dernières heures, au cœur d’une bataille judicaire entre la mairie de Rennes et le Conseil d’État. La municipalité socialiste voyait d’un mauvais œil que le rappeur vînt se produire au Liberté, la principale salle de spectacle rennaise. Nathalie Appéré, maire de la ville, avait donc pris un arrêté municipal interdisant le spectacle du chanteur, mettant notamment en avant un risque de « troubles à l’ordre public » en raison de paroles « jugées antisémites ». En 2020, l’artiste, de son vrai nom Issa Lorenzo Diakhaté, né d’un père italien et d’une mère sénégalaise, s’était signalé par les paroles de son album mêlant concurrence victimaire et apologie du nazisme. « On arrive dans des allemandes comme des SS », « J’arrive déter(miné) comme Adolf dans les années 30 (…)», « J’ai les techniques de propagande de Goebbels (…) », « Tous les jours R.A.F (rien à foutre) de la Shoah », « Pour qu’ma famille vive comme des rentiers juifs »… « Tous les jours fuck Israël comme si j’habite Gaza »… « j’suis à Dakar t’es dans ton centre à Sion » (concentration). Des propos qui avaient ému, de la Licra à Eric Ciotti. Le parquet de Paris avait ouvert à l’époque une enquête pour « provocation à la haine raciale » et « injure à caractère raciste ». Enquête classée sans suite, un an plus tard, au motif que les faits étaient prescrits.
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Quelques heures avant le concert, le Conseil d’État rejetait le recours de la ville de Rennes. Celle-ci se voit reprocher d’avoir porté « une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’expression, à la liberté de réunion et à la liberté d’entreprendre ». Le Conseil d’État, sans doute doté de dons de précognition, comme dans Minority Report, en sait beaucoup sur les intentions des artistes 24 heures avant leurs concerts. Il avait donc la certitude que Freeze Corleone n’interpréterait pas ses morceaux antisémites et que son passage dans la capitale bretonne ne provoquerait pas de « trouble à l’ordre public » ni d’atteinte « au respect de la dignité humaine ».
Odeur de weed et sweats à capuche crades
Sortant du métro et atteignant l’esplanade Charles de Gaulle, je ne savais pas trop à quel public m’attendre. Trois files de quarante mètres chacune attendent sagement de pouvoir entrer dans la salle de spectacle. Pas mal, pour un chanteur inconnu de votre serviteur quelques heures auparavant – c’est à des petits détails comme ça qu’on sait qu’on a pris un sacré coup de vieux. Heureusement, sur place, l’ambiance n’est pas celle de la chanson They walked in line de Joy Division, dépeignant des cohortes de soldats nazis marchant en rang serré, buvant et tuant pour passer le temps. On a plutôt affaire à de jeunes gens, entre 18 et 24 ans, à 80% masculin, à 90% des petits blancs, étudiants ou jeunes travailleurs. Le sweat à capuche se porte ample et crade, comme le jogging. L’odeur acidulée qui émane des cigarettes électroniques couvre mal celle plus agressive du cannabis. J’en étais resté à un rap des cités, wesh et casquette à l’envers. Le look serait désormais plutôt « néo-grunge ». Le rap, qui avait tant effrayé le bourgeois dans les années 90 avec la figure virile et sauvage de Joey Starr, séduit aujourd’hui une jeunesse blanche un peu paumée et fascinée par la culture des cités, peut-être elle-même fantasmée. En covoiturage, ce grand moment de brassage anthropologique, il peut même arriver d’entendre des dames, la soixantaine bien entamée, le genre à faire la Une de Notre temps, deviser avec de jeunes Blacks des mérites comparés de Jul et Orelsan. C’est dire si nous ne sommes plus en 1997.
« Désolé, Dieudonné, je connais pas trop »
Parmi les jeunes réunis, l’affaire politique qui entoure le concert semble peu intéresser. En son temps, Dieudonné savait faire communier autour de lui jeunes des quartiers et frange antisémite de l’extrême droite, réunis par la mystique de l’antisionisme et de la quenelle. Ce n’est définitivement pas l’ambiance ce soir. Pour cette jeunesse post-Covid, l’enjeu est surtout de « kiffer » sans trop se prendre la tête. Un jeune homme nous dit : « Oui, il y a eu le sujet de ses chansons antisémites… Mais comme elles sont vieilles… ça a plus de deux ans… Freeze Corleone a pu défendre ses droits comme ça ». Notre interlocuteur symbolise des petits guillemets avec ses doigts, au moment de prononcer le mot « droits », un peu à la manière du méchant dans Austin Powers. On évoque le précédent Dieudonné, quand en janvier 2014, le Conseil d’État avait jugé bon d’interdire le spectacle de l’humoriste, justement à cause des risques de trouble à l’ordre public et des risques d’atteintes à la dignité de la personne humaine. « Désolé, Dieudonné, je connais pas trop ». Deuxième coup de vieux de la soirée. Merci les jeunes !
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On pourra rétorquer que, de Marylin Manson dans Antichrist Superstar à Nicky Minaj dans Only, jusqu’au nom du groupe Joy Division lui-même, l’esthétique fascisante a été plus souvent utilisée par la pop-culture qu’on ne veut bien l’admettre. Le Conseil d’État était en tout cas certain que cette fois-ci, le brave public rennais échapperait aux viles provocations de Freeze Corleone. Pourtant, le site Fdesouche repostait, dimanche matin, sur Twitter un extrait du concert rennais dans lequel on voit bien le rappeur chanter « Freeze Raël ».
« Freeze Raël, sur la prod, kicke comme Israel/ Fuck ces nègres comme Israël/ Chen Laden dans l’complot comme les Ben Laden, Chirak comme JB Binladen/ J’les vois petit comme si j’étais 100 pieds, on veut les VVS sur les dentiers/ À propos des sommes comme les banquiers, investisseurs, architectes et chefs de chantier ».
Nos compétences linguistiques ne nous permettent pas de mesurer à quel point cette prose relèverait du complotisme ou de l’antisémitisme.
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