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Le quatrième élément

Un récit de Jacques Aboucaya


Le quatrième élément
L'ancien Premier ministre Edouard Philippe, Le Plessis-Pâte, septembre 2023 © MPP/SIPA

  « Qu’on ne me dérange sous aucun prétexte.

   – Bien, Monsieur le Premier ministre. »

Les bras chargés de dossiers, la secrétaire s’éclipsa, refermant avec toute la douceur requise la lourde porte matelassée. Elle se dit in petto qu’elle avait rarement vu Jean-Louis Patureau dans un tel état. Comme elle avait l’âme compatissante et que trois ans de collaboration professionnelle créent, malgré qu’on en ait, des liens affectifs, elle ne put s’empêcher de le plaindre.

Que le lecteur ne se méprenne pas : rien de trouble dans cet attachement. Outre que l’âge canonique allait sous peu sonner à sa porte, madame Martinet éprouvait pour la fonction et, par voie de conséquence, pour celui qui l’exerçait, un respect quasi sacré. Veuve, de surcroît, vouant à son défunt époux un culte tenace, elle n’avait jamais considéré Patureau autrement que comme un homme pour qui il convenait qu’elle se dévouât perinde ac cadaver. Sans rien attendre d’autre que la satisfaction procurée par le travail accompli et la gratitude qu’il lui manifestait parfois, par des paroles aimables qui la faisaient rosir. Comme lui-même éprouvait peu d’attrait pour les aventures extraconjugales (elles défont les carrières, en témoignent quelques exemples fameux) et bien que sa secrétaire fût encore assez gironde, la cause avait été entendue dès le début.

Comment, toutefois, Solange Martinet n’eût-elle pas remarqué les changements survenus au fil des jours, imperceptibles d’abord, puis de plus en plus nets ? Les cheveux qui grisonnent, les cernes qui alourdissent le regard, les épaules qui s’affaissent, le teint qui se ternit… À quarante-neuf ans, Jean-Louis Patureau avait perdu de sa superbe. Nettement moins fringant qu’à son entrée à Matignon. Pour l’heure, affalé derrière son bureau. Remâchant tout ce qu’il a enduré durant ces trois dernières années et qui remonte en lui comme des gorgées de bile. Trois ans de dévouement. De couleuvres avalées sans mot dire. D’impopularité croissante – les sondages en témoignent. Certes, le contrat, tacite, a été respecté : au président, les honneurs et la parade. A lui les basses besognes. Le capitaine du navire, en bel uniforme, et le soutier aux mains maculées de cambouis. Un partage des rôles librement accepté. Avec l’espoir, il en convient volontiers, que tant de sacrifices trouveront un jour leur récompense, quand, les deux mandats présidentiels achevés, il pourra à son tour…

Une espérance légitime il y a encore quelques mois. Et puis la crise, économique, financière. La dette qui se creuse. La bourse qui s’affole. L’ébranlement d’un système dont la fragilité se révèle soudain. Le doute qui s’insinue. La perte de confiance. Les mesures qu’il faut prendre en catastrophe pour tenter de sauver ce qui peut l’être encore. Le harcèlement de l’opposition et des syndicats. Le mécontentement général. Les manifestations de la rue et la hantise qu’elles ne dégénèrent. La haine, enfin, qu’il sent sourdre et qu’il convient d’affronter, sans donner le moindre signe de panique. Pour ajouter à tout cela, le sentiment amer de servir de bouc émissaire.

Il a compris que le vent tournait le jour où un journal satirique l’a caricaturé en vautour perché sur un cadavre de mouton, becquetant les derniers lambeaux de viande encore attachés au squelette. Avec une légende assassine : « Quand Patureau sera-t-il enfin repu de la chair du peuple ? » Il en a fait des cauchemars, se rêvant en urubu traqué par une troupe de chasseurs. Pour la première fois, l’a effleuré la tentation de démissionner, à laquelle il a résisté. Par ambition, peut-être. Par dignité, sûrement. Avec un indéniable courage. Fût-on simple soutier, on ne quitte pas le navire en détresse.

Comme pour s’assurer d’une improbable réalité, il lit de nouveau la dépêche que madame Martinet vient de lui remettre « La France en passe d’être encore dégradée. Estimant insuffisants les efforts entrepris pour redresser la situation, les agences de notation… »

Insuffisants ! Des efforts insuffisants ! Quelle injustice ! Il a le sentiment d’avoir tout tenté pour éviter le désastre. L’augmentation des impôts. La majoration des taxes existantes – sans compter la création de nouvelles, dans tous les domaines possibles. Les budgets rabotés, dégraissés, dans tous les ministères.

Ah, il s’est torturé la cervelle pour trouver comment éponger, au moins en partie, une dette abyssale. Taxe sur les jardins, baptisée « impôt terre ». Taxe sur les étangs et les piscines, que seul le souci d’euphonie avait préservée de l’appellation « impôt eau ». Taxe sur les enterrements, que de mauvais esprits avaient immédiatement nommée « impôt feu ». Une aubaine pour les humoristes. Tout cela, c’est lui, et lui seul qui l’a conçu, élaboré, mis en œuvre, soulevant l’ire catégorielle des horticulteurs, des maîtres nageurs et des croque-morts. Sans compter celle des professions annexes et sous-traitantes.

Ces sacrifices, il a réussi à les faire accepter en déployant une rhétorique éprouvée qui en appelle à la solidarité nationale. A la nécessité de l’effort commun. A l’urgence de tenir tête à l’étranger, prompt à profiter de nos défaillances, rêvant, comme on sait, de nous réduire en servage. Grosses ficelles, certes, mais efficaces. Comme la métaphore du char de l’Etat embourbé dans une ornière dont seul peut le tirer l’effort commun. « Attelons-nous à la tâche, mes chers compatriotes, et, sortis de ce mauvais pas, nous retrouverons bientôt les sentiers de la gloire. » La péroraison de son discours télévisé avait marqué les esprits au point que l’opposition avait, pour un temps, modéré sa vindicte.

Oui, mais voilà : tout cela a été vain. Une accalmie fallacieuse. Il faut trouver autre chose. Tenter, encore une fois, de colmater les brèches. Patureau sait bien qu’il ne peut compter que sur lui-même. Ses ministres ? Des incapables. Des égoïstes préoccupés de leur seule carrière. Soucieux de surnager, quoi qu’il arrive. Prompts à plastronner dans les temps d’euphorie, à se terrer en période de crise. Le président ? Il connaît d’avance sa réponse :

 « Débrouillez-vous, Patureau (il userait sans doute d’un terme plus cru). Je vous ai nommé pour cela. Vous avez toute ma confiance, vous le savez bien. »

Du reste, le président est en voyage, un de ces voyages qu’il affectionne. En visite officielle dans l’enclave espagnole de Llivia dont nul n’ignore l’importance stratégique, économique et culturelle. Pas question pour lui d’écourter un séjour préparé depuis des mois par notre diplomatie. Il en attend une remontée d’au moins trois points dans les sondages.

Jean-Louis Patureau se lève, arpente à grands pas son bureau, signe, chez lui, d’une réflexion intense. Il se remémore une à une toutes les mesures déjà prises, cherchant en vain un secteur d’où tirer d’indispensables subsides capables d’apaiser, au moins pour un temps, ces maudites agences.

Soudain, semblable au cardinal de Richelieu qui, aux dires d’un de ses biographes, caracolait à quatre pattes autour de son billard en hennissant comme un cheval – mais seulement dans les moments de jubilation –, le Premier ministre bondit en poussant une sorte de hululement. A mi-chemin du cri de la chouette et de celui d’un porc qu’on égorge. Il se rue sur la sonnette placée sur son bureau, en actionne le bouton avec frénésie.

Solange Martinet paraît aussitôt, s’immobilise sur le seuil.

 « Vous m’avez appelée, Monsieur le Premier ministre ?

   – Oui, j’ai besoin de vous. Mais ne restez donc pas debout comme une potiche. Asseyez-vous en face de moi. Oui, là, dans le fauteuil des visiteurs, que je vous voie en face. Les quatre éléments, ça vous dit quelque chose ? »

Interloquée, elle a posé timidement une partie de ses rotondités sur le bord du fauteuil et se tait, attendant la suite.

   « Alors, Martinet ? Suis-je clair, oui ou non ? Les quatre éléments ? »

C’est la première fois qu’il l’interpelle avec une telle brutalité, sans user du Madame habituel, et elle croit deviner, dans ce manquement, un trouble extrême. Ce en quoi elle ne se trompe nullement.

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   « Eh bien, Monsieur, oui… Je crois… Je crois me souvenir qu’il s’agit de l’eau, de l’air, de la terre et du feu…

   – Fort bien. L’eau, le feu, la terre, j’ai déjà donné. On les raye de la carte. Inutilisables. Reste l’air. Que n’y ai-je pensé plus tôt, hein ? Martinet, dites-moi tout. Je note. Nous verrons ensuite.

   – Tout vous dire ? Et sur quoi donc, Monsieur le Pre… ?

   – Mais sur l’air, voyons ! Feriez-vous semblant de ne pas comprendre ? Tout ce qui vous passe par la tête. Un brain storming, mais individuel. Il n’en sera que plus efficace. Je vous écoute. »

   Il prend un bloc et un stylo, inversant ainsi les rôles. D’ordinaire, c’est elle qui note en sténo les paroles tombées de l’auguste bouche.

   « Vous me prenez au dépourvu ! Courant d’air, air liquide, armée de l’Air, prendre l’air…

   – Ah ! Excellent, prendre l’air. Continuez.

   – Air conditionné, avoir l’air, prendre de grands airs, pomper l’air, si je puis me permettre une expression aussi vulgaire…

   – Permettez-vous. Nous ferons le tri à la fin.

   – Fredonner un air, sans en avoir l’air, changer d’air, à l’air libre, chambre à air, air comprimé… »

   Les yeux baissés, après avoir mis ses méninges à rude épreuve, elle finit par articuler d’une voix faible :

   « Ma foi, je crois que c’est tout…

   – En êtes-vous sûre ? Allons, encore un petit effort ! »

Solange Martinet se concentre. Ses yeux fixent, sans le voir, le portrait du président trônant derrière le bureau où Patureau, stylo brandi, attend la suite.

   «  L’air de rien… Une prise d’air, ne pas manquer d’air, avoir un air de deux airs… S’envoyer en l’air… Vous me faites dire des horreurs ! »

Elle se tortille sur son fauteuil, évitant de croiser le regard de son interlocuteur.

   « Mais non, Solange ! C’est très bien. Nous sommes entre adultes, n’est-ce pas ? »

Solange. Il l’a appelée Solange. Pour la première fois. Elle en est abasourdie. Pense soudain, sans trop savoir pourquoi, qu’elle devrait sans attendre renouveler le vase d’immortelles sur la tombe de son époux.

Le Premier ministre semble satisfait. Il a recoiffé le stylo de son capuchon, hoche  la tête.

   «  Ce sera tout. Nous avons bien travaillé. Plus productifs en un quart d’heure qu’en trois heures de Conseil des ministres. Laissez-moi, maintenant. Je dois me mettre au travail. Le temps presse. Surtout, encore une fois, que personne ne me dérange. Sous aucun prétexte. Il en va de l’avenir de la France. »

   « Le redressement de notre pays passe par une maîtrise absolue des quatre éléments qui conditionnent la vie quotidienne de nos concitoyens. Voilà pourquoi il convient aujourd’hui de réglementer, dans un souci d’assainissement des finances publiques, la consommation de l’air, tant dans la sphère publique que privée. » Campé à la tribune, Jean-Louis Patureau est assez fier de son préambule. Lui qui, jeune loup de l’opposition, n’avait pas de sarcasmes assez cinglants pour fustiger la langue de bois des gouvernants, s’est parfaitement coulé dans le moule. Il a même acquis dans l’art oratoire une maestria que bien des politiciens lui envient.

Il laisse passer un silence, promène sur les bancs de l’hémicycle abondamment garnis un regard empreint de gravité, redresse les micros avant de poursuivre :

   « Mesdames et Messieurs les députés, j’ai l’honneur de porter à votre connaissance une loi tout juste élaborée par le gouvernement que je conduis. En vertu de l’article 16 de la Constitution et en raison du péril que fait courir à la France la situation présente, elle sera décrétée et appliquée en urgence, dès demain. En voici les grandes lignes.

   « Article premier : l’air absorbé par chacun tout au long de sa vie fera l’objet d’une taxation proportionnelle au volume consommé. Afin d’en déterminer le montant annuel, tous les citoyens âgés de plus de 10 ans et de moins de 80 ans devront se soumettre à une mesure quinquennale de capacité pulmonaire.

   « Art. 2 : seront exempts de ce contrôle les asthmatiques chroniques et ceux qui ne disposent que d’un poumon. Ils verront leur taxe automatiquement réduite de moitié.

   « Art. 3 : à l’inverse, avoir un air de deux airs entraînera le doublement automatique de la contribution.

   « Art. 4 : tout changement d’air devra être signalé aux autorités compétentes et pourra donner lieu à une taxation supplémentaire.

   « Art. 5 : prendre de grands airs impliquera une contribution spécifique.

   « Art. 6 : ceux qui n’ont l’air de rien échapperont à la taxe susdite, à condition d’en faire la demande à la mairie de leur domicile.

   « Art 7 : pomper l’air de son voisin sera puni d’une amende proportionnelle au préjudice subi.

   « Art 8 : s’envoyer en l’air sera soumis à une autorisation préalable des organismes habilités. Cette autorisation devra être sollicitée quinze jours à l’avance et donnera lieu à un impôt forfaitaire dont le montant sera fixé par le Parlement.

   « Mesdames et messieurs les députés, vous comprendrez que ce n’est pas de gaîté de cœur que des mesures aussi drastiques ont été arrêtées. Mais à situation exceptionnelle, décisions exceptionnelles. J’entends des ricanements sur les bancs de l’opposition, et même des lazzis. Que ceux qui m’interpellent en me demandant de quoi j’ai l’air prennent garde. Le peuple saura juger, en temps voulu, leur attitude scélérate. »

 « Applaudissements nourris sur les bancs de la majorité ». Tels seront les commentaires du Journal officiel.

Six mois ont passé. La France retient toujours son souffle. Comme prévu, Jean-Louis Patureau est candidat à l’élection présidentielle qui se profile. Les augures lui prédisent de bonnes chances de succès. Solange Martinet a opté pour une teinture auburn qui donne à son opulente chevelure un aspect léonin. Il lui arrive de plus en plus souvent de négliger de se rendre au cimetière. Les immortelles ont fini, à leur tour, par rendre l’âme. Elle n’en a cure. Elle éprouve parfois, en son for intérieur, de grands élans de fierté. N’a-t-elle pas contribué, et de façon éminente encore qu’occulte, au salut du pays ? S’il est élu, Patureau épinglera peut-être la Légion d’honneur sur son corsage. Une telle perspective lui procure une ivresse avant-courrière. Elle a déjà choisi la couleur du tailleur qui s’harmonisera le mieux au ruban rouge.

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Journaliste et écrivain, a enseigné les lettres classiques au lycée et l'histoire du jazz à l'université.

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