« Le Professionnel », film de Georges Lautner, revient ce soir sur France 3 à 21 h 10
Fallait-il le stopper ? C’est peut-être la seule question que les fans de Belmondo se posent aujourd’hui. La seule question qui hante les adolescents des années 1980. Sur le rebord d’une fenêtre du château de Maintenon, l’auxiliaire Farges n’a pas tremblé. Il a tiré en rafale. Objet de colloques et de controverses, la fin du Professionnel a-t-elle une portée tragique ou rédemptrice ? Est-ce une victoire de la raison d’État ou un plaidoyer pour la parole donnée ? Cette quête suicidaire et méthodique est-elle une manière de retrouver l’honneur perdu d’un patriote, dernier baroud avant extinction ou une spirale vaine et désespérée, éloge d’une violence sans fin ? Au-delà des interrogations, des interprétations diverses, du caractère anar-droitard, splendide de dérision et de nihilisme, ce film de 1981 luit dans la nuit noire. Combien de temps encore sera-t-il diffusé à la télévision française, d’habitude si vigilante à gommer les aspérités du monde d’avant et les outrances verbales ? Un jour, nous aurons droit à un appareil critique lourd et bavard pour désamorcer certains propos décomplexés et le second degré libertarien qui irriguent cette farce policière à visée comico-tragique.
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Le Professionnel, c’est une borne, plutôt une frontière, il y a un avant et un après Professionnel. Nous sommes au théâtre français sous la direction de Rémy Julienne, un mélange des genres qui n’a pas vocation à éduquer, sensibiliser, alerter le public sur les dérives du monde occidental, juste divertir à coups de dérapages et de bons mots, de castagne et d’envolées lyriques, de filles en nuisette et d’agents spéciaux, de gros flingues et d’hélico. Le dialogue d’Audiard trop écrit, assurément jubilatoire et un brin forcé, est compensé par les tête-à-queue d’une Fiat 131 Supermirafiori rouge. Le Professionnel assume ouvertement une nostalgie française, ce fond de sauce que l’on voudrait diluer à l’eau contrite d’un progressisme aveuglant.
Lautner, amuseur amusé, ne se prive d’aucune pichenette, il dégaine les moments de bravoure avec une virtuosité rieuse : le coup de la baignoire, la « presse démocratique », les barbouzes blousés, une bavure déguisée en machination à moins que ce ne soit l’inverse, l’esprit « espionnage et châtaignes », le ministre forcément pusillanime, le colonel démissionnaire, la pute au grand cœur et la fidélité au « Service Action », dernière astuce pour calmer la rancœur d’un fonctionnaire émérite abandonné dans l’enfer du Malagawi. Pourquoi aime-t-on tant ce film « décadent » à la bande-son magnétique et au pessimisme suintant ?
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Parce que le commandant Beaumont est fidèle à une France qui l’a trahi, à la fois cible mouvante et ange vengeur, emphatique et lucide sur sa propre destinée. Revenu des morts, il adresse un solde de tout compte à sa patrie. Il dit merde aux donneurs d’ordre. Parce que Jean-Paul porte un improbable blouson de cuir aux manches détachables et des médailles militaires à même le torse, qu’il est déniaisé de tout discours officiel, que son entêtement a quelque chose de beau et de gratuit, qu’il fut peut-être le seul acteur de sa génération à nous réjouir autant par sa puissance physique que par sa liberté langagière, parce qu’il avait l’avantage de la surprise dans les couloirs d’un palace. Qu’avec lui, enfin, les planqués, les satisfaits, les serviles, les coteries et les faux durs étaient tancés vigoureusement. Parce qu’il était gamin et d’humeur amère dans sa folle échappée. Parce que « le régime biribi avait dû le galvaniser » selon son instructeur et qu’il était ce condensé de muscles et d’ironie dans un pays qui commençait tout juste à avoir peur de son ombre et à s’auto-flageller. Et puis, on aime Le Professionnel aussi pour cette galerie des glaces réfléchissantes, une série de portraits baroques et d’attitudes désuètes, enfouie dans notre histoire personnelle, les longues jambes de Doris Frederiksen dans la suite Victor Hugo, la diction sacerdotale du Président N’Djala, un Pierre Vernier gélatineux, une Elisabeth Margoni à l’érotisme maternel suffocant, un Michel Beaune liquéfié par son déshonneur, un Bernard-Pierre Donnadieu qui chute malencontreusement sur l’arête d’un billard, un Jean Desailly à la rosette fanée, un Robert Hossein sublime d’assurance (« C’est un drôle de flic, un sale con, mais un flic maousse ») et puis les épaisses montures de Cyrielle Clair au saut du lit comme un moment de douceur arraché à la laideur des temps obscurs. On se souviendra longtemps de son regard et de son nom de fiction, elle s’appelait Alice Ancelin. Ce soir, nous serons devant notre poste car lorsque la machine est emballée, personne ne stoppe Joss Beaumont.
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