En quoi le film réussi de Cédric Kahn est bien une fiction.
Les faits
Le double meurtre d’une pharmacienne et de son assistante est commis le 19 décembre 1969, dans une pharmacie, tout à côté de la place de la Bastille à Paris. Deux hommes sont gravement blessés. Pierre Goldman est interpelé par la police en avril 1970 et à l’issue d’un premier procès, en 1974, condamné pour ces meurtres qu’il nie et pour trois hold-up qu’il reconnaît, à la réclusion à perpétuité. Après l’annulation de ce jugement par la Cour de cassation en 1975, un second procès intervient en avril 1976, donnant lieu à l’acquittement de l’accusé pour les meurtres. Trois ans plus tard, celui-ci est assassiné dans des circonstances obscures[1].
Le film : les limites d’une posture originale.
Le film de Cédric Kahn se concentre exclusivement sur le second procès de Pierre Goldman, aboutissant à l’acquittement de l’accusé au bénéfice du doute. La posture adoptée est celle du huis-clos d’une salle d’audience dans le respect des règles classiques des trois unités, de temps, de lieu et d’action. Le long métrage acquiert de ce fait une réelle intensité dramatique en jouant, entre autres, de gros plans sur les visages des protagonistes.
La longue genèse de ce procès, on y revient ci-après, est largement occultée par ce choix narratif. Les ressorts véritables du procès sont quelque peu sacrifiés au profit d’une imagerie assez superficielle pour traiter les arrières plans familiaux et personnels de l’accusé (parents juifs polonais résistants, dossier psychiatrique[2], engagement de Goldman à l’extrême-gauche, le conduisant jusqu’au Venezuela).
Relevons au passage l’ambiguïté du registre adopté, entre réel et fiction. Les noms sont conservés, la référence au procès réel est tout à fait explicite, jusque dans ses détails, mais le film se revendique comme une fiction.
La fabrique d’un acquittement
Le second procès Goldman, objet du film, a marqué l’aboutissement d’une pluralité d’actions, menées sur plusieurs fronts.
Il s’agit, d’abord, de l’intense mobilisation de groupes de pression : – notables du PCF mobilisés par le père de l’accusé ; – anciens camarades de l’UEC de celui-ci ; – intervention de célébrités (Simone Signoret, notamment) ; contacts politiques au plus haut niveau, pris entre autres par Régis Debray.
Ensuite, les magistrats de la cour de Cassation ont été saisis personnellement, de diverses façons (entre autres l’accusé a envoyé à chacun d’eux son livre[3]). Il faut ici mentionner le fait que l’annulation du 1er procès par cette cour s’est effectuée en relevant une erreur de procédure qui n’avait jamais été considérée comme substantielle, c’est-à-dire suffisante, depuis un siècle.
Enfin, le battage de presse, notamment de la part de Libération, a été incessant. Le quotidien s’est livré à la construction d’un mythe, faisant de Goldman un héros révolutionnaire, accusé de meurtre par une police fascisante parce que Juif et militant. Ajoutons que le livre de Goldman, qui a créé un véritable effet de choc, fournissait tous les éléments pour une telle légende.
Pendant le second procès, cette machine exerce une pression morale intense, confinant à de l’intimidation et visant à déstabiliser tour à tour le Président, l’accusation et la police (le Président est amené à présenter des excuses[4], le commissaire Leclerc doit se justifier comme un mauvais écolier, sur la procédure de reconnaissance et sur le fait que le dossier est dépourvu de « preuves matérielles[5] ».
Toute cette mécanique institutionnelle complexe et puissante, qui constitue le levier du second procès, se résume dans le film aux vociférations à tout propos d’une bande de gauchistes excités, relayée de temps à autre par celles du public antillais et celles, plus discrètes, des soutiens de l’accusation. Le film reste donc prisonnier du cadre choisi et ne montre pas dans sa vraie dimension la dynamique implacable de la machine à acquitter mise en place par les groupes de soutien.
Le fond de l’affaire : était-il coupable ?
Derrière l’imagerie romantique charriée par cette affaire, la question centrale est bien celle de la culpabilité ou non de Goldman dans le double meurtre de décembre 1969. En l’absence de preuves matérielles, le jugement que l’on peut porter sur ce point ne saurait reposer que sur deux éléments, la procédure de reconnaissance menée par la police et la consistance de l’alibi fourni par Joël Lautric.
Accablante pour l’accusé, reconnu, sur cinq témoins, par quatre d’entre eux, dont deux victimes et témoins-clés, Quinet et Trocard, la procédure de reconnaissance menée de façon réglementaire par la police pendant la garde à vue a été affectée par l’erreur plus que malencontreuse d’un technicien. Celui-ci a tout simplement omis de placer une pellicule dans l’appareil photo devant garder la mémoire précise de chaque étape de l’opération.
Le commissaire Leclerc, qui a dirigé toute l’enquête policière pour la Police judiciaire, revient sur cet épisode dans ses mémoires[6]. Regrettant amèrement cette bévue, il fait remarquer que la police, sûre de son fait dans l’affaire Goldman, était particulièrement soucieuse de ne pas entacher cette procédure de la moindre irrégularité, pour ne pas risquer une contestation à ce sujet par les tribunaux.
Tirant parti de cette erreur technique, la défense a prétendu qu’on avait fait à Goldman une tête de malfrat lors de cette reconnaissance, en brandissant à l’appui de cette affirmation une photo de l’accusé grandeur nature. Or, cette photo n’était pas celle de la reconnaissance, mais celle de son entrée en garde à vue, au terme d’une interpellation vigoureuse[7].
Rappelons aussi la disparition de Trocard, témoin capital – ayant vu l’accusé en pleine lumière, ayant parlé avec lui -, dans des circonstances étranges, et très opportunes pour la Défense, lors d’une partie de pêche[8]. Trocard, on l’a vu, avait formellement reconnu l’accusé.
Quant à l’alibi fourni par Joël Lautric, il faudrait être singulièrement naïf pour le prendre au sérieux. Ce témoin s’est contredit d’une déposition à l’autre. Lors du procès, il confirme bien le jour, mais non l’heure de la présence de Goldman chez lui, contrairement à ce qui est présenté dans le film sur ce dernier point. Lautric affirme, bien après, qu’à 20 heures, heure des meurtres, Goldman était parti de chez lui depuis longtemps. Son ouvrage volumineux, significativement intitulé Mémoires d’un parjure[9], établit ce fait. On rappelle ici qu’il ne faut pas plus de six à sept minutes en marchant pour aller de son domicile jusqu’à la scène des meurtres[10].
Parmi les réactions suscitées par ce long-métrage, je retiens celle de Philippe Bilger, ancien magistrat qui suit cette affaire depuis longtemps[11]. Il s’agit pour lui d’un film « remarquable ». Après avoir souligné que la « pression collective a joué au bénéfice de l’accusé », il nous confie : « Au sortir (de ce film) j’ai continué à considérer que la culpabilité de Pierre Goldman était certaine ».
Ma libre interprétation de ce propos est que ce commentateur salue le caractère équilibré du film qui, malgré ses limites et sans conclure franchement, place les arguments pour et contre la culpabilité sur le même plan. Ceci est sans doute, aux yeux du chroniqueur, la reconnaissance d’un progrès dans la longue, très longue marche vers la vérité sur cette ténébreuse affaire. Plusieurs auteurs, dont Jean-Paul Dollé[12], Michael Prazan[13], Luc Rozensweig[14], ont contribué à l’élucidation de celle-ci. Je crois avoir également participé à ce mouvement dans un roman[15] qui en traite sous un voile fictionnel, en développant une argumentation que Bilger a qualifiée de « redoutable », ce qui tient probablement au fait que j’ai travaillé non sur des éléments de seconde main, mais sur le dossier judiciaire proprement dit. Cette appréciation console quelque peu de l’omerta sans faille opposée à mon roman, comme à tout écrit sur le sujet non conforme à la légende, par la totalité de la presse allant du centre-droit à l’extrême gauche.
Parlant de son roman Madame Bovary, Flaubert disait en substance que le véritable sujet de son œuvre était moins madame Bovary elle-même que la mythologie qu’une bourgeoise de province cultive sur elle-même. Dans Patria o muerte, mon objectif était de montrer, à travers l’affaire Goldman fictionnalisée, au-delà du personnage central, comment des groupes de pression avaient fabriqué une mythologie, dont la force d’emprise au sein de la société devait forcer l’acquittement de cet accusé.
Plusieurs éléments, plus ou moins importants, montrent des approximations ou des facilités. On en retiendra quelques-uns. Goldman est présenté comme un personnage colérique, toujours prêt à l’invective, sans cesse débordé par ses affects. Le film montre notamment un accès fureur de sa part, suivi d’une expulsion de la salle sous escorte policière. Mais on ne voit pas dans les procès-verbaux de ce procès la mention de tels débordements de l’accusé. Tout au contraire, celui-ci apparaît, aux yeux des commentateurs, comme soucieux de montrer un personnage posé, travaillant à son image de notable. Les consultations de Oury par Goldman à la clinique de La Borde n’ont pas eu lieu en 1962, mais en 1965-1966. Plusieurs expertises psychiatriques ont été effectuées dans le cadre des procès, les rapports étant joints au dossier de procédure. Christiane Succab-Goldman, veuve de Goldman, n’était pas présente au procès, tandis qu’elle est montrée dans le film. Elle a assigné le réalisateur en référé le 22 septembre, entre autres sur ce point. Ses demandes ont été rejetées par le tribunal. |
[1] Ces circonstances sont présentées dans mon roman « Patria o muerte », Denoël, 1970.
[2] Au cours du procès, Accusation et Défense se gardent d’évoquer le lourd dossier psychiatrique de Goldman, comportant plusieurs rapports d’expertise.
[3] Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France, Le Seuil, 1975.
[4] Ceci au terme d’une suspension de séance demandée par la Défense. Ceci est consigné dans le procès-verbal du procès.
[5] L’amalgame entre preuve matérielle et preuve judiciaire a dès lors fait le jeu de la Défense.
[6] Marcel Leclerc, « De l’Antigang à la criminelle », Paris, Plon, 2000.
[7] J’ai pu établir ce point à partir du dossier de procédure judiciaire. La photo en question est datée du jour de l’entrée en garde à vue de Goldman. Ce n’est donc pas celle de la sortie de garde à vue, comme le prétend le film.
[8] Et non lors d’un accident de voiture, comme il est dit dans le film.
[9] Joël Lautric, « Mémoires d’un parjure », 2011, TheBookedition.com.
[10] De la rue de Turenne au bd Richard-Lenoir, en passant par la place des Vosges.
[11] Philipe Bilger, « ‘Le Procès Goldman’, un film remarquable », Causeur, 3 octobre 2023.
[12] Jean-Paul Dollé, « L’Insoumis, vies et légendes de Pierre Goldman », Grasset, 1997.
[13] Michael Prazan, « Pierre Goldman, Le Frère de l’ombre », Seuil, 2005 ; voir aussi, du même auteur, le film documentaire : « L’Assassinat de Pierre Goldman », Kuiv productions – Fr 3, 2006.
[14] Journaliste au Monde, Luc Rosenzweig a publié un article en septembre 1999 sur l’affaire Goldman.
[15] Dominique Perrut, Patria o muerte, op. cit.
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