Une chaudière qui a rendu l’âme, ni chauffage ni eau chaude, trois mois de loyer de retard, un mioche à élever dans un clapier pourri, ton ancien mec sans le sou qui te harcèle, une succession de tiers-temps sous-payés: Natacha frise le « cas social ». Elle poinçonne au mur des cartes postales de Naples ou de Florence, et chantonne en italien: « j’ai besoin de toi, tu as besoin de moi » – elle a d’ailleurs appelé son fils Enzo. Mais, décidément bien seule et bien paumée, malgré la proximité de sa mère, la pauvre fille s’en sort pas. Comme elle a cru bon de piquer dans la caisse du café où elle est parvenue à être engagée comme serveuse, elle se fait virer.
Natacha rencontre Walid
On pourrait être à Calais (même si, en réalité, le film a été tourné à Boulogne-sur-Mer): paupérisée, la zone est pleine de ces campements régulièrement démantelés par les CRS pour se reconstituer 200 mètres plus loin. Traqués, soudoyés par les passeurs, des hordes de migrants – Maghrébins, Maliens, Irakiens, Afghans, Soudanais, Syriens… – tentent de traverser la Manche. On se planque dans la soute d’un camion, et advienne que pourra… La route de Natacha croise celle de Walid, un sans-papier irakien désespérant de réunir le pactole qui lui permettra, la chance aidant, de rejoindre clandestinement son frère en Angleterre.
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Toute fauchée qu’elle soit, Natacha a tout de même encore une voiture, pourvue d’un grand coffre. Une idée lui vient: faire le taxi. A prix cassé. Walid prend sa commission, mais fournit le client. Deal conclu, c’est parti pour l’engrenage. Malgré les gros risques encourus de part et d’autre, tout se déroule sans encombre. Natacha prend soin de garder le secret auprès de sa mère secourable, brave retraitée qui prend soin de son petit-fils Enzo quand sa fille instable perd le contrôle. Mais la filière est aux mains d’une mafia locale d’immigrés sans scrupules. L’entreprise Natacha – Walid fait concurrence au réseau bien en place. Si Natacha a pu changer sa chaudière, s’offrir une TV grand écran et régler ses impayés en multipliant les convoyages, elle et Walid commencent à être inquiétés par la petite bande des passeurs « qualifiés », leur chef Ahmet en tête, très menaçant. Mais comment s’arrêter ?
Une histoire qui finit mal
Intéressant, Le prix du passage l’est à plusieurs titres. D’abord en vertu de sa qualité dramaturgique: tout au long du film, le spectateur ne cesse d’anticiper l’instant – inéluctable – où la combine de Natacha va trouver sa limite et sa résolution, à ses dépens. Jusqu’au dénouement, et de façon parfois inattendue, les péripéties en diffèrent indéfiniment la promesse: le spectateur le sait, ça va mal finir pour Natacha et Walid. Ce qui, combiné à des ellipses bien dosées (la case « prison », par exemple), assure à l’intrigue une certaine tension. Appréciable également, le fait que l’action ne soit, pour une fois, jamais surlignée de manière lourdingue par une musique ou un bruitage de basses lancinantes, ces poncifs trop habituels de l’actuel cinéma hexagonal : pour une fois, pas de pathos lacrymogène sur l’humaine condition.
Cinéma français, catégorie « amour interracial »
Ensuite, il faut reconnaître un sacré talent à Alice Isaaz pour camper cette jeune femme ordinaire à tous les sens du mot, dans un contre-emploi superbement maîtrisé dont son partenaire, le comédien franco-tunisien Adam Bessa, dans le rôle du migrant roublard au grand cœur, assure quant à lui la réplique de manière crédible. En outre, intelligemment co-écrit par Sophie Gueyden et Pierre Chosson, le scénario se garde à bon escient de tomber dans le mauvais cliché de la romance inter-ethnique.
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Enfin et surtout, et quoiqu’on puisse penser du « happy end » improbable qui fixera, in fine, les deux protagonistes sur les points de chute respectifs dont ils avaient chacun longuement rêvé – elle en vacances en Sicile, lui réfugié en Angleterre avec sa fratrie – Le prix du passage ne fait nullement l’impasse, ni sur le spectacle de ces campements périurbains qui polluent le territoire, ni sur la précarité économique des autochtones « de souche », paupérisés par un chômage endémique, ni sur la réalité sordide de l’infect trafic humain qui prospère en toute impunité dans cette « jungle » et fait, de ces milliers de pauvres hères réduits à se morfondre dans le cul-de-sac calaisien des Hauts-de-France, une population d’otages rançonnés par leurs propres compatriotes – flibustiers et négriers de notre temps.
Le prix du passage. Film de Thierry Binisti. Avec Alice Isaaz, Adam Bessa. France, couleur, 1h40. En salles le 12 avril 2023.
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