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Le Printemps des bourges

Populophobie ?


Le Printemps des bourges
Emmanuel Macron, palais de l'Élysée, 6 février 2019 © Nicolas Messyasz / SIPA

Le consensus bourgeois autour du président n’augure pas la refondation du contrat social. Il est l’aboutissement d’un mépris profond pour les classes laborieuses et annonce des révoltes populaires d’autant plus violentes que la disparition de toute référence à l’intérêt général rend le dialogue impossible.


La récente présidentielle a révélé une France plus clivée que jamais. Les sujets de stupéfaction ne manquent pas : absence de campagne électorale et de débats, vote téléguidé par des centaines de sondages, unanimisme du champ médiatique, ingérences étrangères et religieuses, fascisation de l’adversaire en guise de programme, etc.

Mais au-delà des aspects idéologiques, internationaux et médiatiques, le plus frappant est la confirmation de ce qu’a révélé le premier quinquennat d’Emmanuel Macron : la réunification autour de lui du bloc bourgeois, sans équivalent depuis la monarchie de Juillet et son vote censitaire. En contrepoint, une véritable populophobie s’est déployée dans certains médias.

La bourgeoisie, principale pourvoyeuse de voix d’Emmanuel Macron

La bourgeoisie, intacte, est presque unanime dans ses quatre composantes sociologiques : la bourgeoisie d’argent et la banque ; la bourgeoisie intellectuelle et ses clercs ; les notables de province guidés par les grands médias parisiens ; et les retraités aisés issus de ces trois catégories, véritable génération-classe, détachée du monde du travail, plus aisée que les actifs, qui constitue un bloc électoral déterminant dans le vote.

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La bourgeoisie réunifiée pèse pour 20 % de la population et de l’électorat, et plus de la moitié du vote Macron ; l’autre pilier de ce vote est constitué du reste des retraités boomers. L’unité du monde bourgeois a été rendue possible par l’effondrement du socialisme et par l’affaissement du catholicisme, qui permettent d’oublier les pauvres – ou plus exactement de les trier. L’effacement du clivage droite/gauche autorise la bourgeoisie, avant tout soucieuse de préserver ses intérêts matériels et ses positions sociales, à ne plus s’embarrasser de considérations idéologiques et politiques. C’est le retour à Balzac sans les romantiques. La bourgeoisie n’a été patriote que lorsque ses intérêts vitaux étaient en jeu : face à l’aristocratie ; quand il lui fallait défendre la liberté économique ; contre l’émeute populaire ou la menace de collectivisation. Seul De Gaulle, qui la méprisait, est parvenu à la dominer parce qu’elle avait collaboré sans vergogne avec les nazis. Ayant tiré la leçon, notre bourgeoisie met aujourd’hui en avant le supplément d’âme qu’elle s’est choisi.

Un mépris de classe qui se banalise

Lors de la crise des Gilets jaunes, le pouvoir avait appelé au secours et mis à l’écran une poignée d’intellectuels organiques issus de Mai 1968 pour criminaliser le peuple révolté. Certains l’avaient accusé de fascisme et d’antisémitisme. D’autres avaient appelé l’armée et la police à tirer à vue. Les intérêts supérieurs de la bourgeoisie étaient effectivement en jeu. On se rappelle comment la famille pauvre et provinciale de Gilets jaunes avec quatre enfants, présentée dans Le Monde, avait attiré les sarcasmes, les injures et les railleries de plus de 1 000 internautes ; certains ayant même appelé à sa stérilisation – propos purement fasciste au demeurant. La scène s’est reproduite le lundi 25 avril 2022 sur les réseaux sociaux, après qu’a été montrée à l’écran la tristesse des femmes du peuple d’Hénin-Beaumont, le 24 avril au soir, devant la défaite de leur championne. Insultes, moqueries, railleries, mépris de classe, déversement de haine se sont abattus sur ces femmes pauvres. Il est vrai que nos urbains ne rencontrent jamais de leur vie des gens de condition modeste, car le pauvre n’a que le visage du migrant ou du SDF croisé en bas de chez eux. Même le réseau ferroviaire libéralisé a été soigneusement segmenté selon les classes sociales afin qu’elles ne se croisent plus.

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Cette violence de classe décomplexée, pure et cristalline, véritable carburant d’une guerre civile en devenir, manifestée par des anonymes faisant certainement assaut de républicanisme, voire d’esprit citoyen, est à questionner en urgence.

Une élection qui reflète des tendances longues

Relevons d’emblée que cette élection, comme tous ces remugles haineux, valide l’ensemble des thèses expliquées ces dernières années sur le déclassement du pays, la France périphérique, l’archipellisation de la société – bourgeoisie mise à part – et la partition produite par la métropolisation. Mais la violence d’État et la populophobie qui s’exprime désormais régulièrement à visage découvert doivent être contextualisées.

La déchristianisation de la société et l’effondrement du socialisme, qui en était une émanation sans Dieu – à ce que dit Jaurès –, ont libéré des instincts vengeurs et une violence animale que plus aucune morale sociale, individuelle et collective ne retient. La vieille bourgeoisie, qui avait singé l’aristocratie, était tenue par les apparences et les enseignements de l’Église. On a assez moqué les « dames patronnesses » pour reconnaître que la préoccupation du sort des pauvres et des « malheureux » était au cœur de l’agir chrétien, en l’occurrence bourgeois. Mais depuis que les classes dirigeantes ont délégué à l’État et à des professionnels l’assistance sociale, elles sont libérées de cette charge. Voire se scandalisent que ce « pognon de dingue » ne leur suffise pas.

Les catholiques français, davantage bourgeois que conservateurs

Il n’en reste pas moins que l’Église catholique survit, notamment, peuplée dans les métropoles d’une bourgeoise rajeunie au centre-ville et en banlieue de chrétiens issus de l’ancien empire colonial. Une fraction importante de ce segment social, catholique et pratiquante à des degrés divers, a voté pour le président sortant. La Croix et certains évêques ont d’ailleurs appelé à voter pour lui. Passant par pertes et profit ses choix sociétaux, 55 % des catholiques ont choisi Macron, notamment dans les vieux bastions régionaux catholiques depuis le xixe siècle, comme le Grand Ouest, Vendée en tête. Comment la bourgeoisie catholique, naguère partiellement socialiste, est-elle entrée dans ce consensus bourgeois et ce qu’il révèle de violence sociale ? La réponse tient à la réorganisation de la société depuis quarante ans. Les catholiques des métropoles, cœur battant de l’Église actuelle, n’ont plus de contact avec le peuple français relégué dans la France périphérique.

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Celui-ci a été chassé des métropoles, comme le dévoilent les scores soviétiques qu’y réalise le président Macron, généralement 80 %, voire 85 % à Paris, laboratoire parfait. À l’inverse, les classes populaires de la France périphérique ont placé Marine Le Pen en tête dans plus de la moitié des communes du pays, DOM-TOM compris. Dans le Bassin parisien, cœur historique de la France révolutionnaire, et dans les régions désindustrialisées du Nord et de l’Est, la population est très largement déchristianisée, de sorte que l’Église nationale et le peuple s’y sont donné congé. Dans les métropoles en revanche, l’Église catholique, à l’unisson de la bourgeoisie et du monde médiatique qui en est issu, est au contact du nouveau peuple issu de l’immigration. Ce prolétariat de substitution focalise les moyens et l’attention de l’État et des institutions. Il est devenu, pour la bourgeoisie, le peuple légitime et souffrant ; il est la nouvelle référence charitable de l’Église des métropoles. Cet écran invisibilise les classes populaires disqualifiées, mais majoritaires de la France périphérique.

Acte III du mouvement des Gilets jaunes, Paris, décembre 2018 © Mustafa Yalcin / Anadolu Agency via AFP

C’est pourquoi l’irruption dans la métropole ou dans les médias de « Blancs pauvres » – la France n’étant pas une société postcoloniale comme le Brésil ou le sud des États-Unis, on ne parlera pas ici de « petits Blancs », comme le fait Houria Bouteldja dans sa rhétorique décolonialiste – est perçue comme impropre, anachronique, provocatrice, inopinée et suscite l’incompréhension, et in fine la haine. La bourgeoisie française a choisi ses pauvres, avec lesquels elle est en contact au quotidien, qu’elle feint de plaindre, dont elle (sous-)paye les services, comme le port des colis et des repas à domicile, petit rappel du temps des colonies. Supplément d’âme, la bourgeoisie cléricale (civile notamment) travaille à la promotion de ses enfants les plus futés : pour promouvoir la discrimination positive, le président Macron s’est engagé dans le démantèlement des concours puis des corps de la fonction publique, l’école et le mérite étant jugés incapables de promouvoir des enfants d’immigrés. Les clercs d’Île-de-France, qu’ils soient religieux, universitaires, journalistes ou artistes, travaillent en ce sens. Depuis l’archétypal film La Haine, le cinéma parisien met ordinairement en scène le face-à-face entre bourgeois des métropoles et « jeunes ». Pour le président Macron, la Seine-Saint-Denis est l’avenir de la France.

Des classes populaires victimes des bourgeoisies

De fait, le peuple historique ayant été chassé par la désindustrialisation et la spéculation immobilière d’Île-de-France et des grandes villes, il est inexistant aux yeux des métropolitains. Ces derniers nourrissent d’ailleurs une peur croissante envers ce peuple inconnu. Alimentée par une transposition des films américains, elle évoque le mépris des citadins romains pour les paysans, alias païens, Qu’ils se rassurent, les pauvres édentés des Appalaches entrevus lors des élections américaines n’ont pas d’équivalent en France.

Chaque secteur de la bourgeoisie précédemment cité trouve son compte dans cet effet d’optique et ces représentations. D’abord la bourgeoise d’argent et la banque, qui sont les organisateurs et les bénéficiaires financiers de la migration internationale, directement corrélée à notre petit taux de croissance annuel, en vertu du triangle « filet migratoire/endettement de l’État/consommation privée » ; puis la bourgeoisie cléricale, qui voit dans l’immigration la légitimation du projet historique français et l’opportunité d’accomplir ses (bonnes) œuvres ; même les notables de province y trouvent un supplément d’âme pour légitimer leurs hauts revenus au milieu d’une population appauvrie. Enfin les retraités aisés, protégés dans leurs beaux appartements, ou résidant dans des communes-refuges, loin des métropoles, bercés par les médias nationaux, peinent à percevoir que le monde qu’ils ont connu n’existe déjà plus.

Des classes populaires majoritaires et invisibilisées

Tous s’illusionnent sur l’état réel de notre société. Ils méconnaissent en effet les mécanismes de ségrégation sociale à l’œuvre depuis des décennies envers les diverses classes populaires. Eux, qui ont bénéficié de l’école quand elle fonctionnait pour les plus âgés, ou bien là où elle fonctionne encore pour les plus riches, ne conçoivent pas à quel point cette institution est en état de délabrement, et ne voient pas qu’elle peine tant à sélectionner et à promouvoir les meilleurs dans la plus grande partie du pays – ni ne parvient à former a minima une part croissante de leurs concitoyens. Ils ne comprennent pas (peut-être s’en fichent-ils ?) que la désindustrialisation, d’une part, et l’automatisation des fonctions les plus ordinaires, de l’autre (caissières, agents des péages et des pompes à essence, guichetiers et contrôleurs), condamnent à l’inactivité et au sous-emploi, donc à l’assistanat et à la pauvreté, une dizaine de millions de nos concitoyens et leurs proches. Ils ne parviennent pas à se dire que l’utopie républicaine est toujours une utopie : l’ascension sociale est réservée à une élite et une société ne peut pas être exclusivement composée de cadres ; ni que la fausse promesse du bac et des études supérieures pour tous crée une immense frustration, une colère sourde que partagent nombre d’enfants révoltés et humiliés des classes populaires. Car plutôt que de les payer décemment et à leur juste prix pour exécuter des travaux d’ouvrier, les possédants – non sans se justifier moralement – préfèrent importer des travailleurs dociles et sous-payés.

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De ce fait, 30 à 40 millions de Français modestes, autrement appelés les classes populaires, voient leurs conditions d’existence se dégrader depuis trente ans. L’accepter, ce serait reconnaître que l’on s’est trompé, que l’Europe maastrichtienne n’a pas créé les conditions du décollage attendu, mais l’effet inverse ; que le projet républicain est très malade ; que notre modèle économique ne fonctionne qu’au profit de l’élite sociale riche et mondialisée, et que seul un endettement permanent et non soutenable maintient la barque à flot. Tout cela est compliqué et la bourgeoise rechigne à penser disait Flaubert (« J’appelle bourgeois quiconque pense bassement »). Pour les intellectuels, qui savent confusément tout cela, ainsi qu’en attestent de nombreux écrits, il n’est pas simple de cautionner ce retour à la France des notables du xixe siècle. Rappelons-nous les mots de Sartre, « tout anticommuniste » est un « chien », disait-il quand le PCF était le parti prolétarien des années cinquante. Mais la double injonction à se désolidariser de sa classe – ce qui est en principe le propre des intellectuels – et à risquer d’endosser l’infamie du fascisme – qu’appelle toute manifestation de solidarité avec les classes populaires non liées à l’immigration – pousse les intellectuels et tous les clercs à se taire. Relevons les voix solitaires et tonitruantes de Marcel Gauchet, Christophe Guilluy, Jérôme Fourquet, Michel Onfray ou Emmanuel Todd qui sauvent leur honneur auprès du peuple sans vendre leur âme. Mais il y a lieu de penser que les classes populaires, dispersées sur le sol de leur nation, sont très seules.

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Mai 2022 - Causeur #101

Article extrait du Magazine Causeur




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Pierre Vermeren est historien et professeur des universités ; il est l’auteur de La France qui déclasse : de la désindustrialisation à la crise sanitaire (« Texto », Tallandier, 2020) et L’Impasse de la métropolisation (« Le Débat », Gallimard, 2021).

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