Je ne vais pratiquement jamais au théâtre. J’ai peur d’être déçu, gêné, coincé dans un fauteuil jusqu’à la fin d’une pièce indigeste par la présence des comédiens et par la politesse. Je redoute particulièrement les mises en scène « modernes » des textes classiques quand les laideurs et les âneries de l’époque, ou l’ego d’un artiste prennent en otages nos écrivains morts et le dessus sur la grandeur et la beauté. On n’est jamais sûr de ne pas y trouver de vrais morceaux de hip-hop dans les tragédies et si je vais voir Cyrano, je veux du cœur et de l’esprit, de l’héroïsme de la bravitude bravache, pas un dingo en jogging. Déjà que j’ai du mal avec les dépressifs dans la vie…
Je le lis plus que je ne le vois. Je plains parfois les gens trop cultivés pour leur âge qui ont vu et revu tant de merveilles dramatiques et je me félicite d’être resté abstinent quand je découvre une pièce joliment montée, quand je suis emporté par la grâce d’une représentation car la volupté est plus violente quand elle saisit un cœur vierge. Je suis allé voir la semaine dernière Le Prince travesti de Marivaux mis en scène par Daniel Mesguich à la Cartoucherie de Vincennes et ne suis pas encore vraiment revenu de ce dépaysement, de ce voyage, de cette fugue vers une époque plus galante que la nôtre. On y est transporté par la langue délicieuse du XVIIIème siècle dans un flirt exquis et bien dit, un marivaudage. Ici, on ne se kiffe pas, on a pris de l’inclination pour la princesse.
L’histoire est classique, antique et courante, les âmes qui la font sont de celles qu’on trouve dans le marbre et qu’on rencontre au coin de la rue. Comme souvent, le héros est lié à une dame et en aime une autre, les princes avancent masqués, nus de leurs titres, pour mettre l’amour à l’abri des soupçons, les petits ne sont ni moins malins ni moins corrompus que les grands, mais surtout, les désirs sont freinés par les devoirs et les penchants contrariés par les engagements. Tout se noue et se dénoue autour de ces freins et de ces contrariétés. Bien plus que des obstacles, ils fournissent les preuves de l’amour comme les conventions dramatiques ont sans doute aidé les génies de notre littérature à parvenir jusqu’à nous. On pense à la formule de Gide : « L’art naît de contraintes, vit de luttes et meurt de libertés ». Et l’amour aussi ?
Longtemps après le baisser de rideau, je suis resté hanté, entre autres beautés, par une mise en scène particulière du cheminement amoureux qui revient souvent dans le spectacle. Un homme et une femme avancent pas à pas et l’un vers l’autre, dans un rayon de lumière et dans la révélation de leurs sentiments, et une musique composée pour nous enivrer le cœur vient crescendo nous emporter avec eux dans la violente douceur de leurs amours. Le souvenir de cette scène me laisse sous l’emprise d’émotions esthétiques et sentimentales mêlées, et je reste en manque de ces sensations fortes dont la vraie vie est avare et que la magie du théâtre nous donne à toucher du doigt en nous touchant au cœur. Et le charme opère toujours, crescendo, puisque étant devenu totalement dépendant, je vais en reprendre une dose cette semaine, avant de replonger dans l’abstinence puisque la pièce n’est jouée que jusqu’au 10 avril du mercredi au vendredi à 20h30, puis samedi et dimanche à 16h00.
Le Prince travesti, de Marivaux, mise en scène de Daniel Mesguich. Au Théâtre de l’Epée de bois – La Cartoucherie – route du Champ de manœuvre 75012 Paris. Réservations : 01 48 08 39 74 / billetterie@epeedebois.com / Epeedebois.com. Jusqu’au dimanche 10 avril.
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