Avec Time to turn, François Taillandier pose les dernières pierres énigmatiques de La Grande Intrigue, sa virtuose suite romanesque en cinq tomes. Les deux récits principaux de Time to turn racontent deux histoires d’amour. La première, celle de Nicolas Rubien et Anne-Lise, est empreinte de fatigue, de lassitude et de tristesse. La seconde, descendant d’une génération, est celle qui unit Greg, le fils de Nicolas, et Clara, ancienne disciple du prophète Charlemagne. Celle-là est, en revanche, proprement désastreuse. Ces deux amours douloureuses, poursuivies par « les rires de l’homme en noir », inspirent à François Taillandier des réflexions très sombres sur la passion amoureuse. Il semble pencher du côté de l’hypothèse romantique, qui veut voir dans l’agression, la destruction de soi et de l’autre, la vérité de la passion amoureuse. Eloge de l’amour d’Alain Badiou est, je crois, plus proche de la vérité en pensant l’amour comme un désastre créateur de monde. « Le sentiment de s’être trouvés, d’être opposants au même monde, compta beaucoup dans leur amour. » Cette dimension de construction de monde, et même d’un « contre-monde », est évoquée à propos de Clara et Greg, mais ne parvient pas à prendre corps dans le temps. A la joie exigeante et lumineuse de la « fidélité à l’événement », Clara et Greg préfèrent malgré tout le turn. Leur hostilité à notre monde ne les conduit pas à se détourner en acte du turn.
Anticipation du pire
La plus grande partie de Time to turn a lieu en 2010. Pourtant, le roman évoque plutôt un voyage en 2020, l’exploration – d’autant plus angoissante qu’elle semble horriblement plausible – d’une version aggravée et encore plus irrespirable de notre monde. Time to turn est un roman d’anticipation du pire. Ce pire apparaît d’abord sous la forme d’une publicité d’origine inconnue, une sorte de slogan métaphysique qui envahit infernalement tous les espaces publics et qui surgit de manière aléatoire sur les écrans d’ordinateur : « Time to turn ! ». Ce mystérieux mot d’ordre persécuteur révèle, derrière la métaphysique des « pragmas », un « fascisme » du changement, un fanatisme du devenir. « On aurait dit qu’on cherchait à fragiliser les ultimes repères qui pouvaient aider un être humain à savoir qui il était, et où il était. […] C’était un mot d’ordre à devenir fou. » A travers lui, le Capital ordonne désormais à ses victimes consentantes : « Déracine-toi toi-même ! »
L’une des inventions les plus terribles et les plus profondes de Time to turn est la division de la société en trois catégories sommaires, hermétiquement séparées les unes des autres : les « illus », les « pragmas » et les « intellos ». « Du côté des illus et des intellos, le turn passa moins bien. Les illus se méfiaient de ce qui leur apparaissait comme un mot d’ordre antireligieux – ou plutôt une invention concurrentielle destinée à prendre des parts de marché à la spiritualité. » Ce nouveau monde se caractérise donc par l’effondrement simultané du sens critique et de la foi authentiques. Le triomphe de la mentalité pragma frappe toutes les classes sociales : « Entre le pragma de base et le pragma de luxe, le pragma précaire et le pragma blindé, […] on aurait vainement cherché une différence de conception du monde. » Quant aux « illus », ils confondent la foi avec l’hystérie de masse, « l’autisme communautaire et fusionnel ». Leurs conversions, appelées désormais « turn illu », s’apparentent à des « virages brutaux, rapides, et comme hébétés ».
Il est un turn pour rire et un turn pour pleurer
L’un des tours de force de Time to turn est de dévoiler, derrière la haine entre « pragmas » et « illus », leur absolue complicité métaphysique. « Pragmas » et « illus » sont les deux faces d’un seul et même enfer : « Le goût du politique décroissait chez les illuminés comme chez les pragmatiques. […] Un trait commun aux immenses masses de pragmas et aux masses un peu moins immenses, mais visibles, d’illus, était leur abandon des formes élaborées du langage. […] Le rapport au langage est un rapport au temps ; or les pragmas vivaient dans le temps immédiat de l’acte concret, de la transaction, de la consommation, et les illus dans une projection d’éternité qui se passait de toute histoire, donc de toute durée réelle, donc de tout langage. […] Les concepts ne servaient plus à abstraire et à généraliser, mais à donner substance et passion au groupe, à l’entre-soi. »
Cependant, Time to turn est loin de se résumer à la seule lutte des « pragmas » et des « illus ». Dans ce roman foisonnant d’intuitions très vives, nous rencontrons également de surprenantes méditations sur le Vatican compris comme situationnisme, sur le Syllabus, sur Dan Muzo (dont Taillandier livre une parodie hilarante), sur la crémation, sur les maisons de famille et le « capital background », ainsi que la description bouleversante de la crise de larmes d’une femme « pragma ». Enfin, derrière le turn idéologique se cache un autre turn, infiniment plus précieux, que nous pourrions baptiser le turn narratif. Et Time to turn est peut-être et avant tout l’exploration du mystère de ce turn-là : « Ce turn qui est déjà là, toujours déjà là, dans l’unité composite du fait et du sens qu’on lui donne. » Car il est un turn pour rire et un turn pour pleurer. Un turn qui abolit le sens et un turn qui lui donne naissance.
À présent, La Grande Intrigue peut commencer.
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