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Le peuple contre les pipoles


Le peuple contre les pipoles

Roman Polanski

Le tir rapide de Bernard Kouchner et Frédéric Mitterrand, dégainant plus vite que leur ombre leur déclaration indignée à propos de l’arrestation à Zurich de Roman Polanski, a profondément choqué les Français. Grâce à la Toile, on a pu voir en temps réel le rejet profond provoqué dans le pays par la mobilisation, en faveur du cinéaste franco-polonais, du ban et de l’arrière-ban des élites culturelles françaises. Quel que soit le média répercutant la nouvelle et faisant état des réactions officielles, les commentaires postés étaient, dans leur écrasante majorité, empreints de colère, voire de dégoût : comment peut-on ainsi réclamer que la justice soit entravée au motif que le justiciable est un artiste de grand talent ? Roman Polanski est peut-être un génie, mais ce génie a abusé d’une fille de treize ans en la faisant boire et en la droguant, tels étaient les principaux arguments de ces commentaires.

Les modérateurs du Point.fr n’avaient jamais vu cela, et se sont fendus, sur le site de l’hebdomadaire, d’une analyse de contenu des 482 messages reçus sur cette affaire en l’espace d’une seule journée, celle du 28 septembre, dont 97% étaient défavorables à Polanski et ses soutiens. On y fustige « la meute germanopratine », la « crypto intelligentsia de notre pays », « l’élite politico-bobo-culturelle » qui a pris la défense du cinéaste.

Ceux qui, comme Marine Le Pen et Dany Cohn-Bendit, ont attendu de sentir d’où venait le vent pour s’exprimer à ce sujet n’ont eu qu’à se laisser porter par l’aquilon des protestations pour se livrer à leur numéro habituel de démagogie.

On aurait tort, pourtant, de ne voir dans ce soulèvement moral de la France d’en bas qu’une nouvelle et désolante manifestation d’un anti-intellectualisme proto-fasciste, résultat de la fascination-répulsion qu’exerce sur la foule la contemplation quotidienne des riches et célèbres.
Dans le cas Polanski, même l’anti-américanisme instinctif des Français n’a pu lui attirer la compassion d’un public qui ne voit dans son affaire que celle d’un homme qui a fui la justice, et qui demande aujourd’hui qu’on le dispense de rendre des comptes dans le cadre d’un procès équitable.

On peut discuter de l’imprescriptibilité en matière de crimes sexuels, résultat de la sensibilité de l’époque face à ce type de criminalité, dont les mouvements féministes et de protection de l’enfance n’ont de cesse de demander un châtiment toujours plus rigoureux. Le droit à l’oubli, sauf en matière de crime contre l’humanité, est un acquis de la civilisation qui permet de vivre ensemble et ne devrait exclure aucune des formes de la sauvagerie humaine.

Mais on ne peut pas demander que cette loi, qui est celle qui s’applique à tous, puisse souffrir d’exception, fût-elle culturelle. Ce message là devrait être entendu par ceux qui ont la charge et l’honneur de parler au nom du peuple qu’ils représentent.

On peut être certain, en revanche, que Roman Polanski pourra retrouver le chemin du cœur du public s’il comparait devant un tribunal de Los Angeles. Sa vie ne se résume pas à cet épisode condamnable. Evadé à neuf ans du ghetto de Cracovie, alors que ses parents étaient déportés et que sa mère ne reviendra pas d’Auschwitz, il ne supporta pas de voir son père refaire sa vie avec une autre femme. Laissé à lui même dès sa première adolescence, il se découvre cinéaste dans la Pologne communiste, et révèle très tôt un talent qui sera internationalement reconnu. A 29 ans il devient célèbre avec son premier long métrage Le couteau dans l’eau, ce qui lui permet de mener une carrière internationale entre Paris, Londres et Los Angeles.
C’est dans cette ville qu’un nouveau drame s’abat sur lui : le sauvage assassinat, en 1969, de son épouse Sharon Tate, enceinte de huit mois, par les membres d’une secte sous l’emprise de Charles Manson.

En dépit de sa notoriété mondiale, Polanski connaît des hauts et des bas dans sa carrière, alternant de grands succès, comme Rosemary’s Baby ou Chinatown avec des échecs retentissants. Sa vie privée, qui n’avait jamais été un long fleuve tranquille, connaît alors des débordements mieux acceptés à l’époque qu’aujourd’hui[1. C’était le temps où la police et la justice française fermaient les yeux sur le comportement sexuel d’un Charles Trénet pas trop regardant sur l’état civil des jeunes gens qu’il fréquentait, et où un Jean-François Revel pouvait se vanter, dans ses Mémoires, d’avoir, par un faux témoignage, sauvé la mise d’un de ses condisciples de Normale sup traîné en justice pour pédophilie…]. Son attirance pour les femmes très jeunes a été une constante que les psys renvoient au traumatisme de la perte de la mère dont l’image idéalisée s’était fixée en lui alors qu’elle avait trente ans. Tous ceux qui ont côtoyé Polanski, comme l’actrice Mia Farrow, on noté son mal-être avec les femmes qui avaient dépassé le seuil de l’adolescence…

Pendant près de trente ans il aura été un fugitif, de luxe, certes, mais un fugitif tout de même. Un destin tragique, sublimé dans une activité artistique que le malheur nourrit et féconde. Cela se plaide, pour autant que l’on accepte de rendre des comptes à une justice rendue par des hommes qui ont eu la chance de mener des vies ordinaires.



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