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Le passeur a passé


photo : Hannah

Dans les Années 1980, Vladimir Dimitrijevic, que ses amis – et même quelques ennemis – appelaient Dimitri et Pierre Gripari Mitia, fut l’enfant chéri de l’édition parisienne : « grand éditeur », courageux, on ne lui épargna pas les banalités.

Du courage, il en avait eu en quittant la Yougoslavie communiste à vingt ans en sachant que cela condamnait son père à la prison (qui se retrouva en cellule avec le célèbre dissident Milovan Djilas). Il traversa la frontière en chantant intérieurement Moulin Rouge de Georges Auric. Arrivé en Suisse, il fut d’abord footballeur – heureusement sans insister – libraire et fondateur des éditions L’Âge d’Homme (lui demander si cette enseigne avait pour origine un texte de Leiris amenait un sourire narquois, voire méprisant, sur ses lèvres).

Dans la décennie 1980, l’anticommunisme est à la mode : Dimitri est fêté pour oser publier Zinoviev, Grossman et Volkoff, fournissant ainsi des arguments et des armes de talent – et quel talent chez les trois ! – contre l’ « Empire du mal » soviétique. On lui doit notamment la découverte de l’immense Vie et Destin. Le reste de son catalogue est pourtant tout aussi remarquable, mais on a plus de mal – à cause du manque caractérisé de curiosité de la gent littéraire et aussi, il faut bien le dire, d’une diffusion quelque peu artisanale et même farceuse – à distinguer Haldas et les (auteurs ?) suisses, la traduction enfin intégrale de Oblomov et de nombreux slaves bien moins connus à l’époque : Biély, Leonov, Tisma, etc. Pour prix de ce qu’il apporte au combat antisoviétique, on le laisse publier le sulfureux Gripari[1. Pierre Gripari (1925-90), écrivain, ancien communiste qui fut proche de la Nouvelle Droite].

Dès la chute du Mur, Zinoviev et Dimitri découvrent le pot-aux-roses. Ils réalisent que l’empire du Bien ne voulait pas la chute du communisme, mais celle de la Russie et de son formidable potentiel heureusement bridé par le système. Zinoviev, Volkoff, Dimitrijevic et même Soljenitsyne sont démonétisés par ce que Revel a appelé « le regain démocratique ».

Démonétisé puis diabolisé, pour avoir eu le culot de défendre son peuple contre la destruction de la Yougoslavie par l’Allemagne, « le Vatican » ajoutait Dimitri l’orthodoxe, Vladimir persiste en continuant de publier des classiques slaves, des auteurs suisses et d’autres, de tous pays, de toutes confessions, et de toutes opinions. Oui ! Il a même publié des récits staliniens des années 1930 et 1940, quand cela servait la connaissance du monde slave. Envolé le « grand éditeur courageux », exit le « passeur ». Il n’est plus ne reste qu’un « épurateur ethnique », « un nationaliste serbe de la pire espèce ». Certes, les Serbes n’avaient aucun don pour la contre-désinformation, mais on aurait aimé que le « milieu » médiatique et littéraire (comme on parle du « milieu » corse » ou marseillais) s’intéressent, non seulement à la situation sur le terrain, mais encore au catalogue qui continuait de s’édifier.

Heureusement, de grands écrivains apportèrent leur soutien à Dimitri dans des livres collectifs que j’ai eu l’honneur de diriger.

Il est mort et l’on pardonne beaucoup aux morts. Je crois que, de nouveau, le catalogue de L’Âge d’Homme sera scruté et exploré par ce qui reste de francophones curieux.

Comment constitua-t-il ce catalogue ? En lisant. En lisant encore et encore, en étant lui-même curieux, et surtout, fait rare dans l’édition, en acceptant de recevoir, pendant ses courts passages à Paris, qui en faisait la demande.

Vladimir Dimitrijevic avait beaucoup de défauts mais ils étaient consubstantiels à sa passion d’éditer. Je ne lui en reproche qu’un seul : il aimait le football. Ce n’est rien par rapport au monument à la littérature européenne qu’il a érigé de son vivant. Et en mourant le jour de l’anniversaire de la bataille de Kosovo, il a confirmé la dimension mythique de son œuvre et de sa vie.



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est né et ne vit qu’à Paris. Il a développé une certaine idée de la contradiction et du paradoxe dans 33 livres à ce jour, notamment : Les Criminels du béton (1991) ; La crétinisation par la culture (1998) : Éloge du cul (2006) ; Manuel de résistance à l’art contemporain (2009). Dernier ouvrage paru : La France de Michel Audiard (Xenia, 2013).

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