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Roman pour mal-pensants

"Le Parti d’Edgar Winger", de Patrice Jean (Gallimard)


Roman pour mal-pensants
L'écrivain Patrice Jean © Francesca Mantovani Gallimard

De Nice au Havre en passant par l’Allier, le nouveau roman de Patrice Jean nous invite à suivre le parcours de Romain Bisset, un jeune homme français idéaliste ayant rompu avec son milieu familial bourgeois, et à la recherche d’une haute et mystérieuse figure de la gauche intellectuelle…


S’il existe encore quelques lecteurs mal-pensants qui aiment à lire autre chose que les émouvantes tribulations de ces migrants au grand cœur, qui, dès leur arrivée sur notre sol, s’impliquent avec courage et abnégation pour contribuer au développement et à la prospérité d’un pays peuplé de brutes inhospitalières. Si on trouve encore d’odieux réactionnaires las de se voir proposer sur les étals des libraires des injonctions à la protection de la Terre-Mère. Pour tous les dégoûtés des diatribes sur les mâles blancs de plus de cinquante ans, pour ceux qui résistent farouchement à l’injonction à la fraternité universelle, pour les réfractaires à l’écriture inclusive, pour ceux qui refusent de célébrer les woke de tout poil, bref pour tous les affreux, voici un excellent roman à se mettre sous la dent. Il enchante par la justesse et l’ironie du regard qu’il porte sur l’endoctrinement ambiant. Lisez, toutes affaires cessantes, Le parti-pris d’Edgar Winger de Patrice Jean. 

Romain, jeune idéaliste des années 2020

Nous sommes, au début du roman, juste avant le grand renfermement que causa l’épidémie de Covid. Romain, rejeton d’un infâme capitaliste, a renié ses origines nécessairement « nauséabondes » pour s’engager dans un parti fumeux qui réunit tous les courants absurdes et au goût du jour existant au sein des différents mouvements politiques français, tant de gauche que progressistes.

On n’est pas sans savoir, en effet, fait écrire Patrice Jean à Romain, que : « L’histoire de France est une longue sédimentation de substances obscurantistes (christianisme, patriotisme, monarchisme, capitalisme, impérialisme, machisme, colonialisme) qu’il est nécessaire de dissoudre dans l’acide révolutionnaire. » Notre jeune héros souhaite ardemment éradiquer la brutale et obtuse ringardise réactionnaire pour promouvoir le wokisme, l’intersectionnalité, et le féminisme. Idéaliste, il s’engage donc pour un monde sans frontières et apaisé, qui évoluera sur une planète dépolluée : « Le révolutionnaire doit, aujourd’hui, promouvoir tout ce qui dissout les anciennes sédimentations, il doit favoriser les anticorps, les fluidités, les alternatives à l’hétéronormativité, et célébrer le lesbianisme, l’antiphalocentrisme. »

Notre révolutionnaire en gestation est envoyé à Nice sur les traces d’un théoricien âgé et dont on est sans nouvelles depuis des lustres. Celui-ci, nommé Edgar Winger (Alain Badiou ?), serait susceptible de galvaniser le parti et de renforcer sa crédibilité. Notre jeune homme attend la venue du grand homme à la terrasse d’un café niçois où il aurait été aperçu.

Un journal puis un récit

La première partie du roman de Patrice Jean est constituée par le journal que tient le freluquet (un sommet d’ironie) dans l’attente vaine de son Godot. Notre jeune transfuge, passé de la bourgeoisie à la révolution prend bien soin, dans son activité de diariste, à ce qu’aucun imparfait du subjonctif n’échappe à son rejet appliqué : « (…) j’ai décidé de ne plus employer l’imparfait du subjonctif, ce mode d’une distinction surannée et puérile. » Dans les mots du jeune con, Patrice Jean peint la moutonnière jeunesse contestataire de notre époque. Le petit suffisant rend compte, au jour le jour, de l’amour qu’il ne rencontre pas. Il relate sa fâcheuse confrontation avec deux « jeunes » victimes de leur injuste destinée qui n’hésitent pas à le détrousser après l’avoir approché, en affirmant pouvoir le conduire dans le repère de Winger. On suit les échanges du petit diariste avec son vieux voisin réactionnaire et la fille de celui-ci, ses sorties au « Bis-Itinéraire », lieu enchanteur s’il en est : « le bistrot est géré par une asso, tous les produits sont issus de l’agriculture locale, (…) bière artisanale, vin naturel. », « (…) on y organise, les vendredis et les samedis soirs des concerts, des spectacles hip-hop, du slam » et cerise sur le gâteau, « tous les murs sont décorés par des potes affichistes, des peintres, des tagueurs. ». On sent dans ce début, de la part de Patrice Jean, une ironie mordante vis-à-vis de son personnage mais aussi une tendresse identique à celle qu’avait Flaubert pour les siens.

S’ouvre alors la deuxième partie du roman. Du journal, on passe à un récit à la troisième personne. Le révolutionnaire en devenir est exclu de son parti en raison d’une main baladeuse égarée sur le postérieur de Lamia, l’un des membres dudit parti. Elle a, comme il se doit, porté plainte contre le pervers. C’est alors que notre héros débusque Winger au fin fond de l’Allier. C’est encore là une ironie toute flaubertienne qui prévaut dans la description romantique de l’état d’esprit du jeune naïf lors de la rencontre : « C’était comme si Winger, par sa seule présence, sublimait les murs et les jardins du village, les nimbant d’un étrange prestige. » Las ! Le Che Guevara cacochyme y vit dans une vieille bâtisse aux allures de château. Reclus et avec pour seule compagnie sa vieille bigote de sœur qui lui sert d’intendante, il s’adonne à la poésie et à la contemplation de la nature. Notre jeune homme est déçu, le Maître est passé à l’ennemi : déception et fuite du gamin.

Retour à la réaction et confinement

La troisième partie consiste en une épître magistrale écrite par le philosophe et adressée à Romain. Touché par la vaine ferveur du minot, le vieil homme lui explique la raison de son retour à la réaction : à savoir son histoire d’amour avec une toute jeune fille. Cette romance lui a valu un séjour en prison pour « atteinte sexuelle sur mineur. » Il n’était pourtant « jamais allé la retrouver après ses cours, comme il y a apparence qu’un Matzneff le fit avec ostentation ». Le Penseur achève le jeune ravi, dépité par un tel parcours, en lui précisant : « aujourd’hui, la noblesse de gauche méprise le petit Blanc comme on se moque des attardés et des ploucs». 

Le roman se poursuit au Havre. Deux ans sont passés, le Covid, lui aussi, est passé par là : « on a chloroformé la France sous des masques et des couvre-feux, comme si tout ce qui comptait devait, pour chacun, être mis entre parenthèses, comme si on révélait aux foules que la vie n’était rien d’autre que cette attente, sans grâce, du néant d’être avant le pas du tout. » Notre jeune homme : « ne participe pas directement à l’action politique. Certes il ne rate aucune manifestation, il continue de signer des pétitions, de lire les journaux, de voter pour les partis d’extrême gauche aux élections locales et nationales. » 

Toujours hanté pourtant par sa rencontre avec Winger,  il se rend dans la ville portuaire normande pour y rencontrer Ludivine, l’adolescente qui avait dévoyé le vieux penseur de sa trajectoire. Elle est maintenant mûre et enseigne la philosophie. La version qu’elle lui donne de la chute du théoricien laisse le jeune manichéen, épris d’une vérité sans ombre, sur sa faim : « Il (…) en connaît les deux acteurs, le coupable et la victime. Ni l’un ni l’autre ne se décrivent ainsi. Ils ont tort. Ils doivent avoir tort. »

C’est sur un regain d’énergie de notre jeune battant que le livre s’achève. Il est maintenant pourvu d’une compagne et d’un fils : « Les salauds ne lui voleront pas la félicité d’exister. Il apprendra à Jules à désobéir aux servitudes d’une société pourrie, à deviner sous la politesse et les sourires, les doucereux déguisements de l’exploitation. » Alors, il souhaite rencontrer Winger une ultime fois, afin d’exprimer tout son mépris sa vis-à-vis de la palinodie lamentable et déstabilisante à laquelle s’était livré le philosophe : « L’exclusion du parti révolutionnaire et surtout sa rencontre avec Winger avaient introduit en lui le parfum du scepticisme. Il lui arrivait même de défendre la notion de frontières (…) il ne cachera pas à son fils, quand il sera en âge de comprendre, les dérives idéologiques auxquelles on s’expose sitôt qu’on laisse entrer en soi, par faiblesse, les idées du camp adverse. » Les arguments du petit rhéteur sont fourbis : « Il se voit devant Winger (…) déchirer la cuirasse avec quoi le philosophe se protège contre les remises en causes, derrière laquelle il jouit de la vie comme un bourgeois. » Las ! Winger n’habite plus à l’adresse indiquée, peut-être, même, est-il mort. La maison est close et la nature reprend ses droits dans un jardin déserté. Romain s’allonge dans l’herbe haute. La vacuité de la vie et la vanité de l’idéologie se disent alors poétiquement sur la dernière page du roman. Posés comme des cailloux dans un jardin japonais, les locutions et mots : « sous un fourré », « nuages », « d’un pas », « Jules », « après-midi mélancolique », « théorie », « Rien d’autre que », « église », « le », « néant » y dessinent comme un calligramme d’Apollinaire. 

Mais, Romain ne renonce jamais : je me suis laissée dire par Patrice Jean qu’il venait de s’engager aux côtés de Jean-Luc Mélenchon pour les législatives et l’union de la gauche.

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est professeur de Lettres modernes

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