Le Petit Palais consacre une grande exposition à l’artiste italien Giovanni Boldini, gloire de la peinture dans le Paris du tournant des XIXe et XXe. Devant les toiles voluptueuses de ce génial portraitiste de la haute société, notre chroniqueur hésite entre griserie et écœurement …
Tandis que les urnes ne cessent de porter les victoires progressistes, les musées, eux, continuent d’accueillir des milliers d’âmes nostalgiques des beautés passées. En approchant du Petit Palais, je me remémorais ma découverte de Boldini au sortir de l’adolescence. Ce peintre représentait alors pour moi l’extrême du raffinement fin-de-siècle. Lorsque l’on vit dans d’austères provinces, que l’on a dix-sept ans et que notre goût est loin d’être sûr, certains chocs esthétiques nous étreignent d’une telle façon qu’on ne peut les oublier même une fois l’enchantement passé. Ce fut mon cas. Jamais je n’avais vu dans un musée une peinture de cet artiste. Tout juste j’apprenais, grâce à Wikipédia, qu’il était né en 1842 (comme Charles Cros que je découvrais au même moment) non loin de Bologne et qu’il avait rejoint Florence, puis Londres et enfin Paris poussé par son art et sa détermination. Je me délectais, flânant sur Internet à la recherche de reproductions, de sa sensualité nerveuse, des grandes dames aux parures délicates, de toutes ces mondanités dont je ne connaissais rien et qui étaient à mille lieues de ma vie. Sa peinture explosait à mon visage comme un bouchon de Champagne. Et puis j’en vins à me défaire de ce flirt de jeunesse. Ses mauves voluptueux et leurs parfums capiteux finirent par m’écœurer, ce chic tapageur me sembla en toc. Je tournai le dos à ce Giovanni Boldini, pensant parfois à lui avec une tendresse un peu moqueuse, comme on le fait pour une vieille maîtresse. Arrivé sur la rive droite du Pont-Alexandre III, voilà où en était à peu près ma pensée.
Une peinture délicieusement bourgeoise
La première salle de l’exposition Les Plaisirs et les Jours présente un Boldini que j’ignorais tout à fait, et qui, je crois, est assez peu connu du public en général. Le jeune homme est un peintre plus que doué, mais adepte d’un art humble, presque pudique. On croise des matadors et des gitanes au détour d’un voyage en Espagne, des scènes de campagne où les paysans ont des sourires satisfaits et les arbres des branches comme les bras d’une jeune fille ; une esquisse galante dans le parc du château de Versailles montre l’artiste s’essayant à l’art français du XVIIIe siècle, nous rappelant Watteau. Plusieurs toiles, dont une charmante Berthe fumant, ont pour modèle sa maîtresse présentée sous une apparente spontanéité qui n’est rien d’autre que le résultat d’une recherche de poses savamment étudiées. On pense parfois à James Tissot ou à un John Sargent florentin. C’est une peinture délicieusement bourgeoise, assez conventionnelle, qui essaye de séduire par tous les moyens et y arrive souvent. Cette élégance qui ne le quittera pas est déjà palpable, mais n’a rien de la pétulance exubérante qui sera la sienne plus tard. Sans doute est-ce aussi le Boldini le plus rare à découvrir lors de cette exposition. Le temps presse, passons à la salle suivante.
A lire aussi, du même auteur: Boilly: réjouissantes et foisonnantes peintures!
Au début des années 1870, Giovanni Boldini s’installe à Paris : l’homme prend un atelier près de la place Pigalle. Ce quartier sera un temps son observatoire. Des cafés aux music-halls, des rues bruyantes peuplées d’ouvriers aux théâtres foisonnants, cet Italien dévore la vie parisienne. Le velours rouge des cabarets, les cocottes à froufrous, les cochers ivres, les animaux égarés, les crieurs de journaux hagards, Boldini prend tout pour se faire l’œil et la main. Dans un style rappelant parfois Gustave Caillebotte (en plus baveux et plus méchant) parfois Toulouse-Lautrec (en plus précieux et moins libidineux) il dilue sa délicate peinture dans les eaux boueuses de la ville autant que dans les alcools troubles des noctambules titubants. Passage obligé pour l’éducation d’un jeune peintre de ce temps, Boldini ne rechigne pas à cet exercice. C’est à ce moment aussi qu’il expérimente de nouvelles techniques. L’époque est électrique. Le monde s’accélère et la vie se hâte. Il veut que sa peinture fixe cette effervescence, ce jaillissement de tous les jours. Il utilise alors ces jets de peinture comme des feux d’artifices dans la nuit, des éclaboussements nerveux qui speedent son art, excitent l’imagination et miment la cavalcade de la vie moderne. Boldini veut réussir. Cet arriviste virtuose ne peut fermer les yeux devant l’évolution de la peinture. Il le sait. Pourtant, s’il se hasarde à des études singulières, il n’oublie pas non plus de produire des œuvres plus consensuelles. C’est un homme coupé en deux qui, à ce moment précis, hésite entre l’originalité artistique et la réussite mondaine. Il ne cessera d’espérer, en faisant plus ou moins illusion, d’unir ces deux idéaux hélas peu concordants.
Marquises, comtesses, courtisanes voluptueuses…
C’est en approchant des deux dernières salles de l’exposition que je découvris avec plaisir les toiles qui m’étaient familières depuis bientôt vingt ans. Les voilà les marquises, les comtesses, les courtisanes luxueuses ; toutes ces silhouettes étirées et fuyantes comme la course d’un lévrier.
Giovanni Boldini est devenu le peintre du Tout-Paris, le Gainsborough de la plaine Monceau. Il vend une fortune ses tableaux aux plus fortunés, reprend certaines trouvailles techniques pour les mêler à un académisme qui veut en mettre plein la vue quitte à dépasser les bornes. Parce que Boldini est désormais le marchand d’un art qui doit plaire et subjuguer : c’est pour ça qu’on le paie. Portraits après portraits, il dessine les contours d’une femme nouvelle. C’est un créateur de mode, l’inventeur d’un glamour destiné à la high-society, le précurseur de la top-model filiforme. Quelques temps plus tard, le peintre Jean-Gabriel Domergue, petit-cousin de Toulouse-Lautrec, continuera modestement dans cette voie en prenant Nadine de Rothschild comme modèle de sa pin-up parisienne. Ces hommes sont les machines à peindre d’une société mondaine. Sont-ils encore novateurs ? On peut en douter. Ils déclinent à l’infini leur idéal sur des êtres qui défilent devant leur pinceau. Passant entre toutes ces toiles, l’écœurement que j’avais perçu durant mon adolescence revint. Toutes ces robes en chantilly, meringues abondantes framboises sucrées, après avoir grisé dégoûtent un peu. Au fond, il en faut peu pour qu’un raffinement outrancier se transforme en quelque chose de vulgaire. Pourtant, il faut bien dire que Boldini est tout pardonné : en remontant les Champs-Elysées, on comprend vite que cette exposition était un refuge merveilleux.
Boldini, Les plaisirs et les jours, au Petit Palais, Avenue Winston Churchill 75008 Paris. Jusqu’au 24 juillet 2022.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !