Si la visite du Pape en Corse a été l’occasion d’une joyeuse ferveur populaire, elle a aussi conduit François à se laisser aller à quelques petites phrases pas forcément bienvenues – pour le dire pudiquement. Incident de peu d’importance en soi, mais qui mérite que l’on s’y arrête parce qu’il conduit à des réflexions allant bien au-delà de la personne du pontife.
« Une saine laïcité signifie libérer la croyance du poids de la politique et enrichir la politique par les apports de la croyance, en maintenant une nécessaire distance », a ainsi déclaré le Pape. Le contre-sens est saisissant, puisque la laïcité a au contraire pour objectif de libérer la politique du poids de la croyance religieuse – pour autant que ce soit possible, et nous reviendrons sur ce point.
Notons d’abord l’hypocrisie de cette phrase, venant d’un pontife qui n’a rien trouvé à redire à ce que soit installée au Vatican une crèche plaçant l’Enfant Jésus dans un keffieh (notre photo ci-dessous) : geste on ne peut plus politique, dont François a accepté sans rechigner qu’on fasse peser le poids sur la croyance. Sur X, l’excellent Jo Zefka a rappelé dans quelle trame historique s’inscrit cette négation de la judaïté du Christ par le Pape. J’ajoute qu’elle prend place, aussi, dans une réflexion plus philosophique sur le rapport entre un message universel et les conditions particulières de son émergence, ou de sa découverte. Réduire le Christ à l’universalité de son message, c’est le désincarner : paradoxe troublant pour une religion qui est, par essence, religion de l’Incarnation ! C’est faire de Jésus un simple messager, et non une partie du message, autrement dit un prophète parmi d’autres, approche plus islamique que chrétienne. Tout chrétien conséquent devrait pourtant prendre en compte ce fait fort simple : pour se faire Homme, Dieu s’est fait Juif. On peut débattre longuement du sens de ce choix divin, mais il est impossible de se dire chrétien si l’on refuse de croire qu’il s’agit là d’un fait. Certes, l’inculturation des symboles et des mythes a une longue histoire, et n’a en elle-même rien de négatif. Mais depuis le 7-Octobre, mettre un keffieh à l’Enfant Jésus n’est pas du tout la même chose que le représenter indifféremment par un poupon noir, jaune, rouge, brun ou blanc : ce n’est pas un signe d’universalité, mais au contraire de récupération au service d’une cause bien particulière, et dont le rapport au Peuple Juif – qui était celui du Christ – est pour le moins problématique. Tout ça, François le sait. En acceptant de se recueillir devant cette crèche politique, il a accompli un geste politique, et a donc fait précisément ce qu’il prétend maintenant dénoncer.
Au passage, je crois que c’est volontairement que Bruno Retailleau a répondu au Pape sur ce point, avec une parfaite courtoisie mais ce qui s’apparente à une diplomatique paire de gifles, en lui offrant un livre de Charles Péguy. Péguy, catholique et patriote, pour un Pape qui veut la dilution des nations européennes dans le multiculturalisme et l’islamisation. Péguy, catholique et dreyfusard, qui dénonçait les persécutions dont les Juifs étaient victimes à son époque, et rappela à ses contemporains que Jésus et Marie étaient Juifs, pour un Pape que sa haine anti-occidentale au nom du « Sud Global » conduit à nier la judéité de l’enfant de la crèche. Avouons que c’est bien joué.
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Hypocrisie, donc, mais aussi contre-sens, qui ouvre cependant sur une réflexion nécessaire. « La foi ne reste pas un fait privé » a également dit François, s’attirant les foudres de nombreux défenseurs de la laïcité. C’est pourtant un fait : sa foi et ses croyances religieuses, qu’on le veuille ou non, qu’on l’approuve ou non, influencent la vision métaphysique que quelqu’un se fait de l’Homme et du monde, donc la vision méta-politique qu’il s’en fait, donc la vision politique qu’il s’en fait, et partant ses choix électoraux, ses engagements citoyens, etc. Arnaud Beltrame serait-il devenu le héros qu’il a été si sa détermination n’avait pas été nourrie par sa foi ? Henri d’Anselme aurait-il agi comme il l’a fait, à Annecy, si sa foi n’avait pas guidé son courage ? Charles de Gaulle et Philippe Leclerc de Hauteclocque auraient-ils été ceux qu’ils étaient, sans leur foi ? « Les apports de la croyance » ne sont pas forcément négatifs, même s’ils peuvent l’être – le procès en cours de multiples responsables de l’assassinat de Samuel Paty ne nous le rappelle que trop.
Insistons : nous savons bien que François veut faire la promotion d’une forme de « coexistence » multiculturelle, totalement étrangère à l’esprit comme à la lettre de notre laïcité, autant qu’à notre culture. Mais il a raison sur un point : « la foi ne reste pas un fait privé ». Et c’est justement pour ça que la loi du 9 décembre 1905 a réglementé la liberté de culte, en lui fixant des limites (le respect de la liberté de conscience avant tout, et les exigences de l’ordre public) et en instaurant la police des cultes, qui fait l’objet de tout le titre V (trop souvent négligé) de cette loi. La laïcité ne consiste donc pas à nier « les apports de la croyance », mais à les soumettre à la loi. Et précisons d’emblée que prétendre défendre la laïcité en combattant les calendriers de l’Avent et les crèches de Noël est une tartufferie pire encore que celle du Pape : vouloir détruire le socle culturel porteur de la vision métaphysique de l’Homme qui a rendu la laïcité pensable et possible, c’est vouloir détruire la laïcité. C’est vrai de ceux qui veulent effacer l’identité chrétienne de la France, et c’est vrai aussi de ceux qui voudraient effacer les sources juives et grecques du christianisme – sans Athènes et Jérusalem, sans Socrate et Hillel l’Ancien, la laïcité n’aurait plus de sens, et le christianisme perdrait certains de ses plus beaux aspects. « La rencontre du message biblique et de la pensée grecque n’était pas le fait du hasard » déclarait Benoït XVI, lui qui s’opposait à raison à la tentation de déshelléniser le christianisme. Une idée peut être comprise au-delà de ses conditions d’apparition, ou de découverte, mais elle ne peut pas forcément être adoptée dans n’importe quelles conditions, culturelles et anthropologiques. Ainsi, par exemple, la démarche scientifique. Née en Grèce Antique et nulle part ailleurs, avec sa sœur jumelle la philosophie, ses conclusions sont universellement vraies. Elle prospère sans difficulté au Japon, très loin de son berceau (je parle de la vraie science, celle qui s’appuie sur la vérification expérimentale et répond au critère de réfutabilité de Popper, et non des disciplines qui se donnent aujourd’hui abusivement le nom de « sciences » pour en usurper le prestige). Mais elle ne prospère pas partout : ceux qui parlent de « science bourgeoise » ou de « science Blanche » montrent ainsi qu’ils n’ont rien compris à la démarche scientifique et pire, que leur vision du monde les rend incapables de la comprendre. Même si les propriétés de la physique et des mathématiques, découvertes par la science, continuent à s’appliquer à eux et autour d’eux, que ça leur plaise ou non.
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Double leçon. D’abord, que l’universalité du message n’efface pas la valeur intrinsèque du messager, ni l’importance du socle culturel qui rend possible son message. C’est vrai du Christ, et comme le rappelait Péguy, le petit enfant qui dort dans la crèche est un enfant Juif – on croirait presque entendre De Funès dans Rabbi Jacob : « Comment Yeshua, vous êtes Juif ? » C’est vrai aussi de la laïcité, construite certes contre les clergés mais grâce à une culture profondément imprégnée de christianisme, et de tout ce que celui-ci porte encore de l’enseignement des prêtres de Yahvé et des philosophes d’Athéna.
Ensuite, que les convictions métaphysiques, qu’elles soient religieuses, spirituelles ou philosophiques, ne restent jamais un fait totalement privé, puisqu’elles ont toujours une influence sur les convictions politiques et ont donc des conséquences politiques. La laïcité n’est pas la négation de l’impact méta-politique et politique de la croyance religieuse, mais au contraire l’affirmation que cet impact incontestable, qui selon les croyances peut être bénéfique ou destructeur, doit être évalué, critiqué, débattu, et emporte l’obligation pour la religion de se plier à la loi commune. Ce qui, en France, veut dire notamment se plier à la première phrase du premier article de la loi de 1905, qui assure la liberté de conscience (donc en particulier le droit à l’apostasie). C’est là quelque chose que nous devons implacablement exiger de tous les cultes présents sur notre sol : qu’ils défendent la liberté de conscience, et s’abstiennent de toute apologie de textes ou d’enseignements qui seraient hostiles à cette liberté, fondamentale entre toutes. Fondamentale pour permettre la confrontation des idées, donc le débat politique, mais aussi pour permettre la foi, étant donné que la foi est affaire de confiance, et qu’il ne peut y avoir de confiance que librement donnée.
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