De tous les emplois que peut, au cours de sa carrière, remplir un journaliste, la place de commentateur télévisé est certainement la moins enviable. La visite du pape en France nous en a apporté ce week-end une nouvelle illustration. Comment meubler l’antenne quand n’on a rien à dire ? Se taire resterait la forme la plus polie et la plus adéquate, si nous ne vivions pas en un temps où les silences de Mozart restent du silence[1. Sacha Guitry écrit dans Cinquante ans d’occupations : « Ô privilège du génie ! Lorsqu’on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui. »]. Mais la retransmission télévisée relève d’une phénoménologie particulière, où jamais l’image ne se suffit à elle-même et où rien n’existe réellement qui ne soit commenté.
En un sens, Jean-Claude Narcy, commentant la messe pontificale aux Invalides samedi matin sur TF1, c’est Husserl réinventé. A cette différence près que chez Jean-Claude Narcy les états de conscience ne durent pas plus de trois secondes, le temps qu’il faut à un poisson rouge pour oublier qu’il vient de faire le tour de son bocal, le temps qu’il faut à un présentateur télévisé pour oublier qu’il vient de répéter la même chose pour la trente-sixième fois.
Car lorsque le commentateur a épuisé ses fiches techniques[2. Nous aurons ainsi appris que Mercedes a spécialement conçu les cinq papamobiles que compte le Vatican pour que ces véhicules puissent rouler à 3 km/h sans à-coups.], il essaie de décrocher un bon gimmick. Lorsqu’il estime en tenir un bon, il le répète invariablement et sans discontinuer. Comme sa consœur Marie Drucker, qui traitait l’événement pour France 2, Jean-Claude Narcy avait une idée en tête samedi matin : démontrer que Benoît XVI n’est pas Jean-Paul II.
Plus d’une dizaine de fois, on vit donc Jean-Claude Narcy dépêcher un journaliste de la rédaction pour réaliser un micro-trottoir parmi les catholiques présents sur l’esplanade des Invalides. Invariablement, les mêmes questions et les mêmes réponses :
– Comment ressentez-vous cet événement ?
– C’est une grande joie de pouvoir communier avec le Saint-Père.
– Vous préfériez quand même Jean-Paul II, non ?
– …
– Il avait plus de charisme, Jean-Paul II ?
– Il avait un autre charisme.
Retour sur le plateau pour écouter immanquablement Jean-Luc Narcy déclarer : « C’est encore confirmé : pour les catholiques, Jean-Paul II avait plus de charisme » et d’enchaîner : « Benoît XVI est un pape plus rigide. Un pape plus à droite, non ? » Les consultants invités par la chaîne ont beau récriminer (un catholique peut parfois être protestant) que les notions de « gauche » et de « droite » ne s’appliquent pas à l’Eglise, notre commentateur persiste et répète l’opération une dizaine de fois.
On pardonnera à Jean-Claude Narcy d’ignorer ce qu’est le charisme. Pour lui, c’est un synonyme de « médiatique » et de « télégénique ». Dans la bouche d’un catholique, le charisme a une autre signification. C’est un don particulier de l’Esprit. Saint Paul, dans la 1ère Lettre aux Corinthiens, en souligne d’ailleurs la diversité : sagesse, raison, foi, pouvoir de guérir et d’accomplir des miracles, glossolalie, etc. Il y a un hiatus profond entre les médias et l’Eglise. Les deux parlent un langage différent. Avec Jean-Paul II, l’un des meilleurs clients qu’ils aient jamais eus, les journalistes l’avaient oublié, mais un monde sépare le cathodique du catholique.
Extirpons-nous un instant du bocal télévisuel, où la mémoire ne dure pas plus de trois secondes, pour nous souvenir du traitement médiatique réservé à Jean-Paul II. Au cours des vingt-cinq ans qu’a duré son pontificat, les journalistes ont adopté plusieurs attitudes face au défunt pape. De 1978 à la chute du mur de Berlin, ils l’ont présenté comme une figure exotique, un pape étrange venu de l’Est – résistant dans la Pologne de Jaruzelski sur l’air de Cracovie mon amour. Puis, on l’a qualifié de « pape réac », hostile à l’avortement, à la contraception ou au mariage des prêtres : « L’Eglise ne devrait-elle pas vivre avec son temps ? », s’interrogeaient alors les journalistes. Dans la foulée, les grands rassemblements mondiaux, suscités par ses visites sur les cinq continents et l’organisation de manifestations telles que les Journées mondiales de la Jeunesse en ont fait un « pape voyageur et médiatique ». Enfin, il est devenu le « pape malade », dont chacune des apparitions télévisées suscitait la question des présentateurs : « Le pape peut-il et doit-il démissionner ? »
Une fois mort, Jean-Paul II est devenu plus présentable par les médias. Il faut dire qu’ils l’avaient attendue, cette mort. Cela faisait six ans que TF1 louait à Rome une terrasse surplombant la place Saint-Pierre « uniquement dans la perspective d’événement qui se passeraient au Vatican ». Les journalistes ont donc immédiatement passé l’éponge sur son refus constant de se transformer en VRP du préservatif et joint leur voix à celle de la foule réunie place Saint-Pierre le jour de ses funérailles pour le déclarer « santo subito », oubliant du même coup ses prises de position tranchée sur toutes les matières sociales, sa rigidité morale et sa fermeté dogmatique. Car en vérité, rien ne sépare Jean-Paul II de Benoît XVI, si ce n’est la longévité du pontificat du premier. Jean-Paul II n’était pas plus « médiatique » que le pape actuel : il a simplement été médiatisé plus longtemps, au point de devenir un « bon client » de l’actualité mondiale.
Ce faisant, avec Benoît XVI – un pape tout neuf –, les médias sont désemparés. Ils ne peuvent plus utiliser décemment les formules toutes faites qu’ils avaient mis vingt-cinq ans à griffonner sur leurs fiches et qu’ils pouvaient ressortir chaque fois qu’il fallait parler du pape. Ils essaient d’improviser et d’y aller au débotté.
Comme on leur dit que Benoît XVI a été à la tête de la Congrégation pour la doctrine de la foi pendant plus de vingt ans et que cette institution serait l’héritière de la Sainte Inquisition, ils présentent le nouveau pape comme un nouveau Torquemada – mettant de côté le fait que la Congrégation est une instance dont le rôle se limite, pour l’essentiel, à juger les questions de théologie catholique et à garantir la cohérence du magistère. Essayer de nuancer, comme tenta de le faire Mgr Lalanne samedi sur France 2 (lorsque le cardinal Ratzinger condamnait un théologien au silence pendant un an, expliqua l’évêque de Coutances, il s’appliquait à lui-même la peine), vous vous heurterez au mur de perplexité et d’incrédulité d’une Marie Drucker, à laquelle la notion de « correction fraternelle » semble totalement étrangère. Il est vrai que cette obstination de l’Eglise à se préoccuper de théologie est suspecte.
Pire encore, ce pape est un intellectuel de haut vol, un universitaire internationalement reconnu. Les médias en auraient préféré un à leur portée, c’est-à-dire légèrement débile, comme le suggérait lundi matin sur France Inter Stéphane Paoli qui, bouleversé, répéta plusieurs fois : « Aux Bernardins, le pape a tenu un discours, paraît-il, de qualité… » N’allons surtout pas essayer de lire ni de comprendre le discours de Benoît XVI, dès fois que ça nous donnerait mal à la tête.
Ce qui gêne au fond les médias, sous Jean-Paul II comme sous Benoît XVI, c’est une monstrueuse tautologie : le pape est pape. Il n’est pas une vedette du show-biz ni pétomane. Il ne montre pas son cul dans des reality show et ne joue pas des claquettes. Circonstance aggravante : le pape est l’une des seules personnalités au monde à ne pas tirer sa légitimité du cirque médiatique tout en étant exposé médiatiquement. Il n’est donc pas étonnant que, dans ces conditions, la plupart des médias en perdent leur latin.
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