Démonstration en trois scènes de la vie ordinaire
Scène 1 : Extra-muros by night
Dans l’habitacle d’une Mercedes à quatre roues motrices, sur l’autoroute, du côté d’Orléans, le conducteur apprend qu’à l’intérieur du périmètre délimité par l’A86, son véhicule, comme des milliers de véhicules qui, en ce soir de rentrée de vacances, se pressent aux portes de la capitale, n’a pas le droit de circuler. Il le sait parce la vignette collée sur son pare-brise n’a pas le bon chiffre. Déjà très énervée naturellement, son épouse est totalement excédée par le manque d’anticipation de son époux, qui n’avait pas remarqué que le niveau montait, et donc forcément les exigences de conformité qui vont avec. Louer un emplacement de parking pour sa voiture à Orléans, réveiller ses enfants, les transvaser dans une brasserie ouverte à 11 heures du soir, trouver un taxi assez grand pour accueillir sa famille et ses bergères Louis XVI à retaper, commander le modèle de voiture dont il a besoin avec une vignette qui peut tenir cinq ans ne lui prennent que quelques minutes et à peine 70 000 euros. J’étais tout simplement un peu distrait, se dit le conducteur tandis qu’il rejoint son domicile au milieu d’un embouteillage de taxis, en entamant un dialogue serré avec son banquier virtuel par l’intermédiaire de son smartphone. Heureux d’être au niveau d’un niveau qui monte, d’avoir pour si peu cher laissé son vieux moi et sa Mercedes ennemie du progrès à Orléans, aux bons soins de la Pucelle.
À Paris, une nuée de sauterelles à deux roues slaloment entre les barricades érigées par la municipalité qui, sous le nom de travaux, nous promettent un avenir doux, inclusif. Le niveau a déjà monté aux portes de la capitale, il va monter encore plus haut intra-muros.
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Scène 2 : Il faut savoir voir que le niveau monte
Face à une copie de concours dans laquelle le candidat fait, entre autres fautes, dix fois la confusion entre l’infinitif et le participe passé, et quand il ne la fait pas, ne sait pas conjuguer le participe passé, il sera démontré par le jury que le niveau monte.
– « Mao à gagner la guerre », ça m’écorche un peu, dit un maître à l’ancienne à ses collègues, en tenant la copie du candidat entre le pouce et l’index.
– Qu’est-ce qui t’ennuie le plus, la préposition à la place du verbe ou l’infinitif à la place du participe passé ?
– Franchement, les deux isolément, c’est déjà grave, mais ensemble, on atteint le point de disqualification.
– Pardon, c’est de la déconstruction créative, dit un collègue plus brillant et plus jeune que le premier intervenant.
– Se gourer deux fois, plus une troisième en ne voyant pas qu’on s’est gouré, tu appelles ça de la déconstruction créative ?
– Quelle différence fais-tu entre « gagner » et « gagné » ?
– Ben « gagner », c’est un infinitif, donc un sens général, qui ne se conjugue pas, et « gagné », c’est un verbe conjugué, qui lie Mao, sujet, à la guerre, complément.
– Voilà. C’est là que tu ne vois pas que le niveau monte. C’est la polysémie de ce « gagner », à la fois notion générale et prédicat contextualisé par la présence d’un sujet (Mao) et d’un thème (la guerre), qui fait la richesse de l’interprétation de ce candidat. Il enrichit la phrase d’un sens plus large que s’il avait utilisé un « gagné » étroitement scolaire, certes correct, mais restreint à sa plate utilité de lien entre le sujet et l’objet ; un emploi mécanique, étroit, et pour tout dire, conservateur. Ce pas de deux entre le particulier et le général, avec un fond de tableau historique et révolutionnaire, je trouve ça génial.
– Ah. Et le « à » à la place du « a », par où y vois-tu du sublime ?
– C’est magnifique, en effet. C’est une subversion par laquelle le trajet se substitue à l’avoir.
– Pardon ?
– Tu ne piges pas. Utiliser « à », cela veut dire qu’il veut désigner un mouvement de quelque part vers un ailleurs. L’ouverture. Le possible. L’écriture d’une nouvelle page. Et utiliser « à » à la place de « a », verbe de possession conjugué, d’accaparement en marche, si je puis dire, c’est, dans le contexte de la révolution chinoise et de la Longue Marche en particulier, absolument bien vu.
– T’es mignon, mais s’il ne se fait comprendre que de ceux qui souhaitent lui trouver des excuses d’être incompréhensible et qui font l’effort de trouver un sens qu’il n’a pas communiqué lui-même, il n’a pas le niveau et basta.
– C’est toi qui n’as pas le niveau avec tes crispations typiques des idiots utiles de la discrimination sociale. Le déconstructeur créatif fut reçu bien placé et le maître à l’ancienne taquine le goujon dans l’Indre-et-Loire. Il faut savoir voir que le niveau monte.
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Scène 3 : Danser dans le vide pour aller plus haut
Dans les transports, dans les villes, dans l’éducation, le niveau monte. Mais c’est dans l’entreprise qu’il monte le plus vite, donc le plus haut ; et c’est sain, car l’entreprise est ce premier de cordée à partir duquel toute la société est entraînée vers les sommets de la civilisation. C’est la maîtrise de la langue managériale qui manque aux futurs derniers de cordée.
– Bob, t’es en retard sur les milestones de la montée en puissance du learning machine de notre algorithme de relation client sur l’après-vente de la gamme Premium.
– Aïe aïe aïe. Par ailleurs, je m’appelle Robert.
– T’as pas complété le bêtatest en Q1.
– Je…
– T’as trois jours de retard sur l’assessment de l’interface.
– Mais…
– Me dis pas que t’es pas tooled, on vient de te livrer un bench d’AI pour leverager le feed-back utilisateur.
– C’est-à-dire que…
– Je te rappelle que ton projet est sur le chemin critique du COO pour son reporting au CEO pour son point au board dans quinze jours.
– Je suis consciii….
– Si tu replaques pas proprement sur les livrables cutting-edge aussi marketcentric et overwhelming qu’annoncé dans le plan de Return On Asset validé par le top management avant la fin de la semaine prochaine, tu peux toujours passer le concours d’éclusier sur le canal Rhin-Rhône.
– On s’inscrit où ?
Voilà. Vous avez saisi les nuances : vous êtes au niveau qui monte. Vous n’avez pas compris : il faut vous expliquer où est Singapour et à quoi ça sert. C’est trop long. Pas le temps. Allez faire un MBA ou inscrivez-vous à La République en Marche.