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Quand Le Monde défend (discrètement) le pédagogisme à l’école


Quand Le Monde défend (discrètement) le pédagogisme à l’école
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Que le journal Le Monde soit du côté du pédagogisme n’est un secret pour personne : l’école assure le bonheur des enfants, pas leur instruction. Mais comment défendre le pédagogisme sans en avoir l’air ? Comment attaquer sans porter de coup ? Comment « déplorer » l’absence de débat sans y entrer ? En tous ces domaines, Le Monde est devenu expert. Dénoncer, en gros titres « une guerre idéologique », c’est laisser entendre qu’on n’en est pas et renvoyer les lutteurs dos à dos tout en soutenant discrètement le lutteur pédagogiste.

En feignant l’impartialité…

Discrètement… Et pour cause ! Défendre le pédagogisme, c’est applaudir aux 150 000 élèves qui sortent tous les ans du système scolaire sans diplôme ni qualification. C’est approuver l’énorme pourcentage d’élèves qui éprouvent, à tous les niveaux, des difficultés de lecture. C’est se montrer satisfait de la régression du nombre des enfants de familles pauvres intégrant les grandes écoles ; c’est tenir pour négligeable la baisse de niveau scientifique constatée par les directeurs des grandes écoles d’ingénieur ; c’est estimer qu’avec la certification Voltaire on trouvera bien assez de cadres supérieurs sachant l’orthographe, etc.

Exemples. Les rythmes scolaires privent la majorité des enfants d’enseignements dont ils auraient pourtant besoin ? Mais non. Ils corrigent les inégalités. On supprime l’enseignement du latin ? Mais non, on offre les langues anciennes à tout le monde, etc. Le pédagogisme doit être défendu à l’intérieur même de sa dénonciation. Exemple : Michel Lussault, président heureusement démissionnaire du Conseil Supérieur des programmes. 1. Préciser discrètement qu’il est un universitaire « reconnu ». Il n’est pas nécessaire de dire par qui. 2. Annoncer qu’il n’est pas responsable du « milieu aquatique profond standardisé ». Alors que bien sûr, il l’est, au moins parce qu’il laisse passer cette formulation dans la rédaction des programmes. Il l’est parce qu’il faut donner aux programmes une allure scientifique et que dans une description scientifique un ballon n’est pas un ballon, mais un « référentiel bondissant ». Enfin quoi ! C’est bien un référentiel puisque tout le monde court après et il est évidemment bondissant, sinon il serait un boulet. C’est de la science ! Et voilà comment nos profs de gym se retrouvent dans la situation de Mme Jourdain, acte III, scène III.

Pédagogisme, histoire d’une illusion

Le pédagogisme n’est d’ailleurs pas un nom d’oiseau. C’est un mouvement dont on peut facilement retracer l’histoire :

– depuis l’école du « plus jamais ça » qui suit la guerre de 1914 : l’éducation bien conduite doit rendre les guerres impossibles ; ici, pédagogisme = utopie, mais on n’en est pas encore à l’enfant ignorant ;

– avec les mouvements pour l’école nouvelle, où le « faire » devient plus important que l’« apprendre » ; c’est l’importation en France du « learning by doing » de John Dewey, vers 1920 ; c’est Decroly, Montessori ; toutefois si le savoir est relativisé, il ne disparaît pas ; ici, pédagogisme = l’enfant heureux, mais pas encore l’enfant ignorant.

– avec, en 1937, la création du SGEN-CFDT, qui finira par militer activement pour la suppression des repères comme les notes, l’écriture des programmes en termes de compétences et non plus de notions, etc. Ici le pédagogisme se veut destructeur de l’école capitaliste et fait de la pédagogie un instrument de la lutte des classes.

Il faudrait ajouter la montée en puissance des associations, progressivement acceptées les bras ouverts par l’Éducation nationale, comme les CEMEA, le GFEN, ou le CRAP…

L’ordre moral contre Jules Ferry

Il faut noter que le pédagogisme ne s’appuie jamais sur une analyse critique des pratiques d’enseignement, mais seulement sur des dénonciations politico-morales au premier degré. Et si les intentions politiques (ou plutôt morales) sont exprimées, les orientations politiques « partisanes » sont toujours cachées de sorte que le pédagogisme est plutôt un mouvement politique sous couvert de pédagogie qu’un mouvement pour l’école. La pédagogie est un « idiot utile ». Objectivement, c’est un mouvement qui cherche à empêcher l’école d’enseigner (d’instruire) et à lui assigner l’unique tâche d’éduquer à l’indignation et à la justice égalitariste. En ce sens, les élèves n’ont aucun besoin d’avoir les moyens de se forger leurs propres idées, on leur révélera ce qu’est le Bien.

Alors Le Monde croit bien venu de suivre les manipulations historiques de certains « historiens » de l’école en avançant que Jules Ferry lui-même était déjà, en son temps, un pédagogiste. C’est évidemment on ne peut plus faux. On prête aux propos de Jules Ferry un sens contemporain totalement étranger à son époque. C’est de l’anachronisme, faute majeure des historiens amateurs.

Car à l’époque de Jules Ferry, la question ne se joue pas entre l’école qui instruit et l’école de l’enfant roi, mais entre une insupportable routine qui n’enseigne rien et un art d’enseigner, inspiré des philosophes (Kant ou Rousseau, par exemple) qu’on appelle « pédagogie ». On veut mettre fin à la méthode de la férule, qui est celle des petites écoles de l’Ancien Régime, avec ses sous-maîtres et lui substituer une école attentive aux enfants et qui se donne une obligation de résultat. « Faites comme vous voulez, disait-on aux instituteurs, mais de grâce, obtenez des résultats ». On n’impose aucune méthode. Et si les programmes sont obligatoires, la liberté pédagogique, elle, est totale. Elle doit l’être si on veut que les instituteurs soient responsables de leurs résultats.

De la libre réflexion des maîtres

Il fallait, à l’époque, lutter contre les habitudes laissées par les méthodes de l’enseignement individuel des « petites écoles » qui faisaient travailler un seul élève, appelé près du maître, laissant tous les autres sans activité réelle. Il fallait également combattre les « Frères ignorantins » et les sœurs de charité totalement incapables d’enseigner tant leur ignorance était grande mais qui s’occupaient si bien des enfants ! Il fallait freiner le développent des écoles mutuelles quasi militarisées où un maître enseignait à plusieurs centaines d’élèves par l’intermédiaire d’élèves-moniteurs. Il fallait combattre l’idée répandue que l’élève ne pouvait rien apprendre avant de savoir lire.

Ajoutons que dans les campagnes, la plupart des enfants étaient plus patoisants que francophones. Alors par une vaste campagne de formation professionnelle et de réunions sous forme de conférences pédagogiques, les principes d’une saine pédagogie ont été répandus. Jamais imposés. Toujours proposés à la libre réflexion des maîtres.

En 1880, donc avant les lois scolaires qui sont de 1882, les inspecteurs primaires, qui étaient soit des professeurs agrégés des grands lycées, soit des instituteurs chevronnés, parcouraient les campagnes, expliquant aux instituteurs que « la lecture bien enseignée, intelligemment enseignée serait à elle seule tout l’enseignement primaire. » On invente la lecture « expressive ». On répète que la lecture ne doit pas être « le fléau des enfants, ni la seule occupation qu’il faille leur imposer », qu’il faut leur donner « une foule de connaissances en rapport avec leurs besoins, à la portée de leur âge », qu’il est nécessaire de leur parler « sans cesse avec amitié et confiance. » Et surtout avec un langage soigné.

La pédagogie d’hier était loin de l’idéologie d’aujourd’hui

« Il faut faire parler les enfants, dit cet inspecteur primaire, assouplir leur voix, les habituer à se mettre à la place des acteurs figurant dans les morceaux qu’ils lisent. Il n’y a pas de meilleur moyen pour atteindre ce but, que de recourir aux exercices de récitation. Nous avons dans nos classes des intelligences vives qui se laissent promptement impressionner par une pensée, par un sentiment, par des organes vocaux d’une admirable flexibilité ; des enfants qui excellent à exprimer ce qu’ils comprennent et ce qu’ils sentent. Ayez un morceau de prose ou de poésie toutes les semaines ; faites-le lire à haute voix par le meilleur lecteur de la classe ; lisez-le vous-même après vous y être soigneusement préparés. L’enfant sentira et parlera convenablement comme vous ; l’oreille s’habituera aux sonorités, aux harmonies de notre admirable langue. Expliquez le sens des mots, des expressions qui, sans cela, passeraient incompris et donnez pleine satisfaction à la curiosité, au désir de connaître, d’apprendre, de savoir des enfants. Faites leur apprendre par cœur de jolis morceaux. La lecture gagnera beaucoup à cette innovation ; les enfants auront un rôle actif ; les familles apprécieront mieux la valeur de vos services et l’administration saura vous tenir compte de vos efforts et de vos succès. » On est loin du pédagogisme d’aujourd’hui.

Quant à la lecture, la méthode utilisée, mais non imposée, est syllabique. Elle n’est généralement pas contestée alors qu’on connaît bien la tendance des élèves à deviner le mot en entier sans le lire par les lettres dont il est écrit. On combat cette tendance. Mais on combat également la lecture mécanique de mots discontinus dépourvus de sens.

Il en va de même pour toutes les autres activités scolaires, calcul, histoire, géographie, travaux manuels, couture, agriculture, etc. On s’adresse d’abord à l’intelligence et dès qu’on s’est assuré que l’enfant a compris, on lui fait apprendre par cœur. Et surtout on insiste sur l’activité des élèves « qui ont trop souvent un rôle passif dans les leçons ». Il faut le solliciter sans cesse par des questionnements. Sans oublier que les élèves doivent être invités à répondre « par des phrases complètes » et non par des mono syllabes : « De quelle couleur est le cheval de Pierre ? » Réponse : « Le cheval de Pierre est noir ». Voilà bien une consigne aujourd’hui totalement oubliée.

La pensée autonome, pour quoi faire?

Même chose pour la discipline, qui n’est jamais la domination d’un enfant par le maître, mais la domination d’un enfant « par lui-même » : Il apprend à se tenir.

Encore ceci :

– une leçon n’est pas complète si elle ne comporte un résumé ;

–  « Il ne faut pas étudier une seule branche et devenir mathématicien, historien ou géographe, il faut se livrer à une culture générale. »

– le maître qui ne se livre pas à un travail personnel perd son savoir, prend graduellement le chemin de la routine et retourne à l’ignorance.

On le comprend maintenant, la question pédagogique qui se déploie à la fin du dix-neuvième siècle n’a rien à voir avec les conflits d’aujourd’hui. À l’époque de Jules Ferry, qu’il vaudrait mieux appeler époque Ferdinand Buisson, il s’agissait d’établir la pédagogie contre les inepties et la routine. Aujourd’hui, il s’agit de maintenir la pédagogie contre les partisans d’une école qui se borne à éduquer sans instruire. Ils n’auront pas de pensée autonome – qu’en feraient-ils ? Nous avons Le Monde –  mais au moins, ils ne se tromperont pas de poubelles en jetant leurs déchets.



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