L’éditorial du Monde daté du 29 avril est exemplaire de la panique morale dans laquelle une bonne partie des macronistes, « historiques » ou fraîchement ralliés, a finalement sombré entre ces deux tours. Pensons, entre autres, à la scandaleuse instrumentalisation de la Shoah et à toutes les déclarations cherchant à relier le Front national aux « heures les plus sombres de notre histoire ». Le papier est consacré au « périlleux ni-ni de M. Mélenchon », sévèrement condamné avec le ton péremptoire et suffisant que l’on sait habituel à ce type de prêche. On lit sous la plume anonyme que « c’est une affaire de principes. Il n’est pas recevable de mettre si peu que ce soit sur le même plan un adversaire politique et une ennemie irréductible, un candidat « progressiste » et la championne d’un parti réactionnaire et xénophobe, un démocrate républicain d’un côté et, de l’autre, une candidature dont le projet remet en cause les principes mêmes de la République, à commencer par l’égalité et la fraternité. » Ce passage est non seulement une injure faite à la pensée politique mais aussi à la démocratie.
Vers la guerre civile?
Il repose sur un amalgame entre les deux sens du mot ennemis. Rappelons que ce terme peut désigner soit l’ennemi privé (echtos en grec, inimicus en latin) soit l’ennemi public (polemios/hostis). La première acception renvoie à un conflit dans des relations personnelles avec autrui. L’inimicus est l’objet de mon animosité. Lorsque l’Évangile dit qu’il faut « aimer ses ennemis », c’est bien echtos qui est utilisé. La deuxième s’emploie pour désigner l’autre en tant que membre d’un groupe constitué avec lequel le conflit, non personnel, ne peut être réglé par l’appel à un Tiers suivant des normes communes. Autrement dit, l’hostis est l’autre en tant que le possible conflit avec lui peut n’être réglé que par l’usage de la violence physique.
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Affirmer que Marine le Pen est donc une « ennemie irréductible » est un appel subliminal à la guerre civile. Tel est bien l’enjeu de la rhétorique actuelle. Si elle est élue, ce sera le chaos : les banlieues se soulèveront, la bourse plongera, les syndicats paralyseront le pays, les fonctionnaires désobéiront, etc. L’appel aux « principes de la République » contribue à souligner que Marine Le Pen s’y oppose et qu’elle porte en elle des germes de sécession et de décomposition du corps politique. L’égalité et la fraternité, sorties de leur contexte politique et national, sont ainsi instrumentalisées pour disqualifier des mesures de bon sens face aux flux migratoires et à la menace du terrorisme et de l’islamisme.
Respecter son adversaire
Cet universalisme abstrait présuppose que la République n’a pas d’ennemis puisque elle est l’amie du genre humain et l’apôtre des droits de l’individu. Ce qui permet d’exclure de la République (française !) celle qui rappelle que la politique exige de facto la distinction entre l’ami et l’ennemi. Bref, Le Monde identifiant la politique à la morale refuse de voir en Marine Le Pen une adversaire politique. La nommer adversaire et non pas ennemi serait reconnaître que les différents avec elle restent inscrits dans le cadre du débat démocratique mesuré par le partage d’un même souci du bien commun et un même respect des institutions et des procédures, en l’occurrence le suffrage universel. Le Monde réitère donc ce que Chirac avait signifié en refusant de débattre avec Jean-Marie Le Pen en 2002.
Cette exclusion discursive de Marine Le Pen du champ démocratique est très dangereuse car elle risque d’engendrer ce qu’elle redoute : une fracture irréductible entre des groupes s’excluant mutuellement de la res publica. A force d’insinuer qu’elle a un projet politique contraire à la République, on fait croire que le pays est au bord de la guerre civile. Alors qu’il est en état d’urgence face un ennemi qui, lui, est bien réel.
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