La dernière péripétie du feuilleton narrant les luttes de pouvoir pour l’accession à la direction du quotidien Le Monde a donné lieu à un rebondissement inattendu, du moins par ceux ne connaissant pas l’infinie jouissance des membres de cette collectivité à se vautrer dans le ridicule dramatisé. Pour résumer : Gilles Van Kote avait été nommé, par les actionnaires, directeur par intérim du Monde en mai 2014, à la suite du départ de Natalie Nougayrède, démissionnaire à la suite d’un conflit avec les actionnaires. Il s’agissait donc de mettre fin à cette situation provisoire, et d’engager la procédure de succession. Depuis la prise de contrôle, en 2010, du groupe Le Monde par le trio d’actionnaires composé de Pierre Bergé, Xavier Niel et Mathieu Pigasse, dit BNP, la désignation du directeur du vaisseau amiral se passe de la manière suivante : les candidats à ce poste se font connaître des actionnaires, qui auditionnent les postulants « sérieux ». Ensuite, le trio BNP effectue un choix, et la personne sélectionnée doit être adoubée par une majorité de 60% des membres de la Société des rédacteurs (SRM). Les actionnaires ne sont pas astreints à se limiter aux candidats déclarés et entendus. Si aucun d’entre eux ne leur plaît, ils peuvent solliciter un autre postulant et le présenter aux suffrages des journalistes. Gilles Van Kote, sortant, souhaitait rempiler, et deux hiérarques du journal, Jean Birnbaum, patron du Monde des Livres, et Christophe Ayad, chef du service international, s’étaient également portés candidats.
Aucun des trois n’a trouvé grâce aux yeux des actionnaires, qui ont alors choisi de présenter le numéro deux de la rédaction Jérôme Fenoglio à la ratification par la SRM. L’affaire semblait pliée : Fenoglio est un « ancien » de la maison, où il a effectué toute sa carrière, depuis son embauche en 1991 comme rédacteur au service des sports. Son passage à la direction de la rédaction n’avait pas jusque-là suscité de révoltes internes, à la différence de ce qui s’était produit pour Natalie Nougayrède, sèchement débarquée en 2013 après s’être mis à dos une bonne partie de ses anciens collègues. Dans une atmosphère de bas Empire romain, une alliance des « gauchistes » du journal, furieux de se voir imposer leur patron par « le capital », et des ambitieux frustrés de ne pouvoir ajouter une plume, même défraîchie, à leur chapeau, a fait trébucher, de justesse, Jérôme Fenoglio sur les marches menant au Capitole : il n’a obtenu que 55% des voix. L’affaire est d’autant plus burlesque que le poste de directeur du Monde a été vidé de la presque totalité de sa substance, et de son prestige, depuis la prise de contrôle de l’entreprise par le trio BNP : le vrai pouvoir managérial est confié à leur homme de confiance, Louis Dreyfus, qui préside le directoire et n’hésite pas à intervenir dans les choix décisifs, comme les nominations au sein de la rédaction et les embauches…
Le directeur n’est plus qu’un super rédacteur en chef, dont les vrais patrons attendent qu’il se limite à des tâches de représentation extérieure, voletant de plateaux de télévision en studios de radio pour incarner le mieux possible la marque Le Monde, à l’image d’un Christophe Barbier pour L’Express, ou d’un Laurent Joffrin pour Libération. Pour n’avoir pas voulu jouer cette partition, et s’être crue l’héritière légitime des Beuve-Méry, Jacques Fauvet ou André Fontaine, Natalie Nougayrède est passée à la trappe. Il semble bien que l’on soit arrivé tout près de l’épilogue de cette longue histoire dont on vient de fêter les 70 ans, celle d’un journal qui voulait défier les lois du capital comme Icare prétendait se défaire de celles de la pesanteur. On voit mal en effet le peuple des lecteurs se lever en masse pour défendre la rédaction d’un quotidien dont seuls ceux qui l’écrivent (et encore pas tous) croient qu’il est encore le Graal du journalisme mondial.
Jadis, Robert Hersant, dit le papivore, avait décrit, avec le style qui lui est propre, sa manière de procéder avec les rédactions des organes de presse dont il prenait le contrôle : « À la première réunion du comité éditorial, je demande la permission d’aller pisser. À la seconde, j’y vais sans demander. À la troisième je leur pisse à la raie ! ». Au Figaro, à la fin des années soixante-dix du siècle dernier, cette méthode lui permit de se débarrasser élégamment de Raymond Aron, Claude Mauriac et Jean d’Ormesson, des pointures d’une autre dimension que les actuelles « vedettes » du quotidien vespéral. La méthode BNP est peut-être moins vulgaire dans son expression, mais non moins efficace. Ils veulent faire plier la rédaction à leur volonté, et les incitent, désormais, à corriger leur vote comme de vulgaires Irlandais en intronisant Fenoglio. Leurs arguments, implicites, sont sans appel : les capitalistes, mêmes les plus bienveillants, détestent perdre de l’argent sans avoir leur mot à dire. Ils viennent de remettre 150 millions d’euros au pot pour financer la mutation numérique du journal et l’édification du nouveau siège des publications du groupe dans le quartier de la gare d’Austerlitz.
Chacun des actionnaires a ses motivations pour prendre des risques financiers dans le groupe Le Monde : stratégie d’influence pour le banquier « de gauche » Mathieu Pigasse, ajouter une « marque » à son empire numérique pour Xavier Niel, Pierre Bergé étant le seul, en raison de son âge et de sa semi-retraite du monde des affaires à se soucier des contenus publiés… Les états d’âmes de salariés se prenant pour les arbitres des élégances éthiques et idéologiques commencent à les énerver grave ! Fenoglio, pris entre le marteau et l’enclume, s’est empressé de faire savoir qu’il refusait d’être le candidat et a fortiori le directeur d’un journal issu d’un coup de force des actionnaires. Mais, avec ou sans Fenoglio, la SRM va être, sans tarder, mise en demeure de souscrire à un modèle de gouvernance qui leur convienne. Et comme il fait froid, dehors, pour les journalistes en CDI, la réponse ne fait pas de doute…
*Photo : LIONEL URMAN/SIPA. 00701325_000001.
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