Longtemps, je me suis levé de bonne heure. Et sans rechigne, en plus, car c’est avec l’enthousiasme de la jeunesse que j’affrontais les petits matins blêmes pour rejoindre mon bureau au 4ème étage de l’immeuble sis 5, rue des Italiens, dans le neuvième arrondissement de Paris. Dès sept heures du matin, les trois journalistes chargés de l’Europe, qui partageaient le bureau avec une secrétaire, établissaient le « menu » du jour de leur secteur : papiers des correspondants, synthèse de dépêches d’agences, brèves, à 7h 25 le service au complet se réunissait autour de son chef, Jacques Amalric, le père de l’acteur qui ne l’était pas encore, pour établir le contenu des pages internationales en fonction de l’espace accordé par la rédaction en chef. En moins d’un quart d’heure, l’affaire était bouclée, les arbitrages rendus entre les continents dont les responsables avaient tenté de vendre au mieux les événements qui étaient survenus au cours des vingt-quatre heures précédentes. Le thème du » bulletin de l’étranger », colonne non signée en « une » était également choisi, et sa rédaction dévolue à celui ou celle censé connaître la question.
Le Monde d’avant : alcool, tabagie….
Pendant que le chef descendait à la fameuse réunion debout dans le bureau du directeur du journal, qui était alors André Fontaine, le petit peuple des journalistes s’accordait une pause café au bistrot d’en bas, sur le boulevard Haussmann. Au comptoir, les ouvriers du livre en étaient déjà au café-calva avant de rejoindre le sous-sol abritant les rotatives et les linotypes alimentées au plomb fondu.
Peu après huit heures, le chef remontait avec le résultat des courses, en général fort peu différent du menu établi dans le service, sauf les jours où André Fontaine avait émis un avis sur l’ampleur à donner à un sujet, ou s’était mis en tête que le bulletin de l’étranger devait être consacré à une autre région du monde que celle proposée par les gens du quatrième…
Puis c’était trois heures la tête dans le guidon, en l’occurrence une machine à écrire Erika sur laquelle, avec deux doigts pour la plupart d’entre nous, nous rédigions brèves et synthèses, corrigions les papiers de correspondants parfois à peine francophones. Seul le rédacteur du fameux bulletin avait le droit de dicter son œuvre à la secrétaire qui disposait d’une machine à écrire IBM à boule, le grand luxe, avant de le descendre, tremblant, dans le bureau du directeur, qui ne manquait pas d’y porter ses corrections d’un stylo rageur sous le regard anxieux du rédacteur planté devant son bureau…
La matinée se terminait, après le bouclage, par l’apéro dans le bureau du chef (whisky ou champagne, selon les jours). Cela se passait dans les années quatre-vingt du siècle dernier, avant que les progrès de l’informatique, l’extension à l’infini des zones non-fumeurs et non-buveurs dans des locaux « paysagés » n’aient transformé une activité à visage humain en une chaine de production éditoriale en continu alimentée par des soutiers rongés par l’angoisse sur l’avenir de leur entreprise.
C’était l’époque où la plupart des journalistes ne sortaient pas des écoles censées former au carré les professionnels de la profession, mais atterrissaient là après des parcours plus ou moins chaotiques, dans les universités ou ailleurs, comme le chef du service étranger qui ne manquait pas de rappeler, avec son accent de Montauban qu’il avait « cassé du fell' » pendant vingt-huit mois dans les djebels, ou ce célèbre chroniqueur judiciaire dont les mains portaient encore les traces des tortures dans les locaux de la Gestapo.
Le principal quotidien maoïste
Ce Monde là n’est plus, et celui qui va être mis en vente vendredi porte, certes, le même nom que celui évoqué plus haut, mais n’a plus rien à voir avec ce qu’il fut jadis. Ce n’est plus un journal, c’est une « marque » dont des cadors de la presse et de la finance se disputent l’acquisition, pour la mettre au service de leur stratégie politico-économique, ou peut-être même, qui sait, pour la revendre avec une confortable plus-value après l’avoir « downsizée » grave.
Et pourtant, en jetant un regard rétrospectif sur cette institution à laquelle j’ai consacré près de vingt ans de ma vie, il me faut bien quitter la petite musique nostalgique fredonnée jusqu’ici pour faire litière de quelques idées reçues qui traînent dans les mémoires des vieux lecteurs du Monde et les jeunes têtes bien faites de Sciences-po. Par exemple que Le Monde d’Hubert Beuve-Méry était un parangon de vertu journalistique, où jamais l’idéologie ne prenait le pas sur l’exposé des faits et autres balivernes. Il suffit de se plonger dans les collections jaunies du journal du grand Beuve pour y découvrir des choses qui ne collent pas tout à fait avec l’image pieuse proposée à notre adoration. On constate, entre autres, que le journaliste chargé de couvrir le blocus de Berlin par les Soviétiques en 1948 était à la botte du haut commandement de l’Armée rouge à Berlin-Est, rendant compte des événements en paraphrasant les communiqués émis par les Russes.
À la fin des années soixante, l’enthousiasme du correspondant du Monde à Pékin pour la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne du grand timonier Mao Zedong ne connaissait de limite que celle du nombre de feuillets qu’on lui accordait pour en tresser les louanges. Des sinologues proches de l’Internationale situationniste désignaient alors Le Monde comme le principal quotidien maoïste paraissant hors de Chine, mais qui écoutait alors ces farfelus de René Vienet et Simon Leys ?
Ce ne sont là que deux exemples concernant la politique étrangère, mais on pourrait en trouver d’autres, en politique française par exemple, où Jacques Fauvet, successeur de Beuve-Méry prédisait à longueur de colonnes que le PCF allait garder son hégémonie sur la gauche pendant des décennies…
Tous ces péchés ont été absous au nom du rôle éminent joué par Le Monde dans la dénonciation des tortures perpétrées par des militaires français sur des membres du FLN pendant la guerre d’Algérie.
De grands journalistes lui ont, certes, apporté leur talent, mais Le Monde n’était pas à l’abri des nuisances causées par des médiocres ou des sectaires.
La propriété du personnel et le royaume des coups tordus
L’autre idée reçue à laquelle il convient de tordre le cou est celle consistant à poser le principe que la propriété de l’entreprise par son personnel est un garant de son indépendance rédactionnelle et de l’harmonie entre les diverses catégories contribuant à sa fabrication : ouvriers, employés et cadres administratifs, journalistes.
Pendant les deux décennies que j’ai passées au sein de cette rédaction, la guerre ouverte des clans déclenchée à l’occasion de la succession de Jacques Fauvet en 1982 , et celle d’André Fontaine en 1992 n’a pas cessé un instant : « julienistes» contre « amalriciens » d’abord, puis » vernetistes » contre « colombanistes » se battaient pour le poste de directeur, et lorsqu’il était impossible de départager les poids lourds, un compromis se faisait autour d’un tiers, André Laurens, puis Jacques Lesourne, vite balayés par des complots ourdis dans l’ombre. Inutile de préciser qu’Edwy Plenel et Alain Minc se sont montrés plutôt habiles dans cet exercice où ils furent complices avant de se fâcher à mort.
Pendant ce temps-là, l’entreprise, jadis prospère, s’enfonçait dans un déficit structurel faute d’avoir fait les bons choix économiques, et ouvert son capital pour préparer l’avenir.
J’étais à peu près le seul à proposer, dans les années 1990, de dissoudre la Société des Rédacteurs, de vendre nos parts au plus offrant alors qu’elles valaient encore quelque chose, et de nous consacrer à plein temps à notre métier au lieu de nous épuiser en vaines querelles pour un pouvoir qui allait bientôt se révéler totalement illusoire… » Si on avait su… » se lamentent aujourd’hui quelques-uns de mes collègues d’alors qui regardaient, effarés, de leur balcon de retraité, les exploits financiers et journalistiques du trio Colombani-Plenel-Minc, de l’esbroufe à la limite de la carambouille…
Lorsque le ministre des Finances peut vous mettre pouce en haut ou pouce en bas en coupant les crédits bancaires, on a tendance à le ménager, même s’il s’appelle Nicolas Sarkozy… Mais l’essentiel était sauf : le droit des journalistes de choisir le patron qui s’aplatira devant les puissants.
Cette hypocrisie va prendre fin dans quelques jours, et j’avoue que je me fiche complètement de savoir qui va l’emporter de BNP (Bergé Niel Pigasse) ou de POP (Perdriel Orange Prisa) pour accrocher la plume » Le Monde » à son chapeau. Je préfère retourner dans le monde rassurant de mes souvenirs.
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