C’est bien connu : quand on a trop de soucis, on n’a pas la tête à la bagatelle. Surtout quand on vieillit, ce qui est le cas du Monde qui atteint plus ou moins l’âge qu’il ne cesse de recommander à ses lecteurs pour la retraite, c’est à dire la soixantaine bien entamée.
Quand Le Monde regarde ses comptes, sa diffusion, la fidélité de son lectorat, il ne voit que des graphiques flaccides et des courbes détumescentes. Alors Le Monde commet les mêmes erreurs que l’amant obstiné pour garder sa belle : il veut à toute force copuler et connaît ce que Stendhal appelait le fiasco : il a beau utiliser tous les artifices imaginables, décoction de gingembre, poppers, huitres, bois bandé, il reste amorphe à l’entrée du déduit.
En guise d’aphrodisiaque pour doper ses ventes à la veille de l’été, Le Monde a cette fois-ci choisi de lancer une collection de romans libertins en partant du principe que le cul, ça marche toujours. Et qu’il faut absolument remonter le moral des abonnés qui ont vieilli avec le journal: la forte instabilité économique de la zone euro, la nervosités des marchés qui sursautent comme une jeune fille surprise à jouer avec une poire à douche modulable, les portefeuilles d’action qui yoyotent, tout cela les rend très inquiets, les abonnés, contrairement à l’ouvrier délocalisé qui lui, de toute manière, était déjà pauvre avant.
Diderot, un plaisir pas cher pour Le Monde et très cérébral pour les lecteurs
Chaque jeudi, avec Le Monde daté du vendredi, on trouvera donc « un grand classique de la littérature libertine » pour quelques euros de plus ajoutés à un prix habituel qui est pourtant déjà l’un des plus chers d’Europe. Le premier ouvrage, lancé au tarif promotionnel de 2 euros est de Diderot : ce sont Les Bijoux indiscrets. C’est un très beau texte, et qui ne coûte rien au Monde puisqu’il est tombé dans le domaine public depuis longtemps – c’est évidemment cette dernière qualité qui aura plu aux gestionnaires. Dans Les Bijoux indiscrets, le prétexte à des méditations philosophiques sur le désir est un anneau qui fait parler le sexe des femmes. Seulement, ceux qui espéreraient trouver là un remake du célèbre Le sexe qui parle, film porno de Frédéric Lansac de 1975, grande année pour le genre, vont tomber de haut. En même temps, c’est bien entendu beaucoup moins ennuyeux et pleurnichard que Les monologues du vagin qui font le bonheur des directeurs du théâtre et du néo-féminisme intégré de la bourgeoisie depuis bientôt dix ans. Mais nous ne connaîtrons pas pour autant à la lecture de ce Diderot, (sauf quelqu’un de très, mais alors de très cérébral), la moindre excitation sexuelle ce qui est pourtant, quoiqu’on en dise, l’effet recherché quand on se la joue « littérature libertine. »
Le libertinage sans la subversion ?
C’est là, d’ailleurs, toute l’habituelle hypocrisie du Monde : à force de préoccupations contradictoires, il tombe à côté de la plaque. Il veut aguicher le chaland en lui promettant un été coquin mais comme il tient à préserver sa réputation de dame chaisière de la presse française, il se drape dans un alibi culturel. Ce n’est pas Le Monde qui vous proposerait une collection de romans pornographiques, ou même érotiques. Trop vulgaire ou trop scandaleux, au choix.
Non, il vous propose, nuance, une collection de romans libertins en entretenant l’habituelle confusion sémantique autour de l’adjectif. Aujourd’hui, libertin renvoie à de tristes clubs échangistes ou à des réseaux de rencontres sur Internet. Ce n’est plus le courant philosophique des dix-septième et dix-huitième siècles qui mit en question de manière radicale l’existence de Dieu, le bien-fondé des monarchies, les préjugés de classes et dont l’aspect sexuel apparaît tardivement et ne forme qu’un élément parmi d’autres d’une entreprise subversive de démolition de la société d’Ancien Régime.
Une collection « habillée » par Sonia Rykiel
Comme Le Monde n’a plus du tout envie de démolir quoi que ce soit, depuis bien longtemps, il neutralise le libertinage en le renvoyant discrètement à l’utilisation commercialement connotée du terme. La preuve? On nous signale dans l’argumentaire que l’habillage de la collection, appellation légèrement paradoxale en l’occurrence, est le fait de Nathalie Rykiel. Nathalie Rykiel, fille de Sonia, est surtout connue pour avoir ajouté à sa boutique de Saint-Germain des Prés un rayon sex-toys avec les inénarrables petits canards et les godemichés profilés valant un RSA. Bref, pour avoir transformé ce qui était de l’ordre de la misère sexuelle en signe d’émancipation féministe dans un de ces renversements conceptuels comme seule notre époque de mensonge généralisé et de récupération systématique de sa propre contestation sait nous en ménager.
Le résultat de cet habillage est d’ailleurs assez pénible avec une couverture rose muqueuse et une fenêtre dans la couverture, un trou si vous voulez, qui ouvre sur un fragment de l’inévitable Bain turc d’Ingres visible dans son entier à la page suivante.
Quelques diamants, malgré tout
La liste de textes que nous promet Le Monde est à l’image de cette cote mal taillée entre le racolage commercial, le désir de respectabilité et un très vague souci d’unité dans le choix des textes. On tombe ainsi sur des titres qui sont des diamants noirs ou des blocs d’abîme, comme ceux de Sade, mais dont on peut se dire qu’ils relèvent davantage d’une lecture philosophique et non du plaisir coquin du « grand public cultivé » qui n’est plus, par ailleurs, ni si grand ni si cultivé qu’on voudrait le faire croire.
À l’inverse, quel plaisir ce sera de relire L’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy Rabutin mais la déception pour l’adepte putatif de ce type de collection risque d’être inverse : la représentation du sexe chez le cousin de madame de Sévigné est tellement aimable et métaphorisée qu’on pourrait laisser cet ouvrage entre des mains innocentes et même le recommander pour leur montrer, à ces mains innocentes, à quel point le Français a su être, du temps où nous étions une civilisation, la langue d’une souveraine légèreté et d’un esprit rieur. Puis, à nouveau, ce sera un érotisme très cru, très violent avec le Gamiani de Musset côtoyant la polissonnerie troisième république avec l’Aphrodite de Pierre Louys, fantaisie bien sage, qui a été préférée au Manuel de civilité à l’usage des jeunes filles du même auteur, qui pour le coup est un vrai texte joyeusement pornographique, d’une extrême crudité, mais bien moins noir que La philosophie dans le boudoir de Sade qui sera pourtant proposée dès le deuxième titre.
En fait, cette collection libertine qui mélange tout dans une hâte conceptuelle désolante, marque sans doute l’essoufflement de plus en plus grand, voire définitif, d’un certain type de marketing pseudo-culturel: celui de ces journaux qui, à force d’avoir vendu trop cher une information frelatée ou calibrée, ont cherché à faire passer la pilule avec des DVD, des CD, ou des BD. Sans compter les radios-réveils, les écrans plats ou les grands textes fondateurs reliés plein skaï si vous acceptez d’être cet oiseau rare et assez masochiste : le nouvel abonné.
Non, décidément, la presse est triste, hélas, et je n’ai pas besoin d’elle pour lire tous les livres.
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