Installer des migrants dans nos campagnes ? L’idée fait son chemin, jusqu’au sommet de l’État -où certains rêvent de refiler le mistigri migratoire aux collectivités locales. Certains maires ruraux espèrent aussi conjuguer « humanitaire » et « redynamisation » des territoires. Quant à savoir si les habitants sont d’accord, ça peut attendre…
La révélation de l’incendie criminel du domicile du maire de Saint-Brévin-les-Pins, survenu le 22 mars dernier dans le contexte de fortes tensions relatives au projet d’implantation d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) dans la commune, a fait l’objet de vives réactions dans l’ensemble du monde politique et d’un commentaire médiatique soutenu. Outre les condamnations légitimes portant sur l’acte lui-même, il est permis de regretter que le sujet de fond relatif à la gestion territoriale des politiques migratoires ait été abordé à travers le prisme d’un scénario convenu : dans le rôle du coupable principal, un État hypocrite, défaillant pour protéger les élus et assumer les conséquences de sa politique migratoire ; dans le rôle des victimes, consentantes ou non, les élus locaux, leur dévouement au bien commun et à la « solidarité » avec les « exilés »…
La mobilisation de ces derniers dans l’accueil des populations étrangères n’est pas un fait récent. Elle débute notamment avec les textes réglementaires et législatifs de 1888, astreignant les étrangers résidant en France à se déclarer auprès de l’autorité municipale. Depuis plus d’un siècle donc, les élus locaux, notamment les maires, s’affirment en tant qu’acteurs des politiques migratoires. Mais comment évaluer leur implication ? Le clivage droite/gauche suffit-il à expliquer les postures des uns ou des autres ?
Un mode de décentralisation par l’État, pour l’État…
Retournons en 1982. La grande œuvre de décentralisation du président Mitterrand, récemment élu, est alors engagée officiellement et les collectivités locales se voient attribuer de nouvelles compétences et une autonomie d’action vis-à-vis du préfet. Ces nouvelles attributions semblent exclure toutefois le pré carré du régalien, avec certaines exceptions : police municipale, coopération décentralisée. En revanche, les nouvelles compétences peuvent leur permettre de contribuer indirectement à l’accueil et l’intégration des étrangers, qu’il s’agisse de services (éducation, logement, aide sociale), d’équipement (sport, culture) ou d’urbanisme.
Depuis quarante ans, les réformes territoriales ont donc permis le transfert de ces compétences mais n’ont pas sanctuarisé le principe d’autonomie financière. Les collectivités locales sont dépendantes de Bercy, et l’ont été plus particulièrement encore lors de la dernière décennie, entre gel puis baisse des dotations (sous François Hollande) et contractualisation contrainte (Macron).
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Des critères de performance sont en outre introduits, restreignant les marges de manœuvre des collectivités locales[1]. Selon le chercheur Arnaud Duranthon, il s’agit d’un nouveau mode de gestion des politiques territoriales, le « New Public Management », se traduisant par une rationalisation des moyens de l’État, un retrait progressif de ses services de proximité et une recherche de « rentabilité » des acteurs publics. Cette nouvelle doctrine – cette « gouvernance par les nombres », telle que présentée avec brio par le juriste Alain Supiot dans l’ouvrage du même nom[2] – repose donc sur trois éléments : un État se désengageant de l’aménagement du territoire et de politiques jugées peu rentables ; une externalisation auprès d’autres structures d’intérêt général telles que les collectivités locales ; un cadre contraignant, fixé par l’État lui-même à ces structures, et comprenant les objectifs à atteindre. Ce cadre peut prendre la forme d’un « contrat » (contrats territoriaux d’accueil et d’intégration dans le cas de la politique migratoire), la contractualisation donnant souvent l’illusion d’une liberté d’engagement des parties.
Dans ce contexte, une certaine forme de « chantage au financement » tend à devenir un nouvel axiome de la relation État/collectivités. Ainsi lorsque certaines politiques ou problématiques nouvelles leur sont transférées, sans compensation satisfaisante, la capacité des collectivités à s’opposer est limitée.
Pour ce qui relève spécifiquement de l’accueil des migrants, le débat se plaçant trop souvent sur le seul terrain de la morale, il s’avère encore plus difficile pour l’élu de résister à la double injonction venue de l’État et de la « société civile » – cette dernière étant souvent structurée localement par un tissu d’associations humanitaires et politiques favorables à l’immigration.
Règle d’airain de l’État en France : Qui prescrit n’assume pas ?
L’État tenant ainsi les élus locaux sous sa dextre, il peut être tentant de leur faire porter une partie du poids de l’afflux migratoire. Par le truchement de leurs propres compétences, en premier lieu. Considérons par exemple le cas des mineurs non accompagnés (MNA). De quelques millions d’euros engagés par les départements au titre de l’aide sociale à l’enfance (ASE), le coût de prise en charge de ces mineurs a explosé en une poignée d’années pour aboutir (selon une évaluation par l’Assemblée des départements de France) à 2 milliards d’euros de dépenses en 2019. En 2020 (année Covid), ces dépenses sont tombées à un milliard, mais selon des sources concordantes, locales et ministérielles, un retour au seuil de 2 milliards est prévu pour 2022.
Étranglés financièrement par la politique étatique de transferts mal compensés, les départements se résolvent souvent à accepter dans l’urgence les « oboles » du gouvernement (120 millions d’euros engagés via la loi de finances pour 2021 sur la base d’un coût évalué à 1,1 milliard pour 2020[3]. Par ailleurs, quand certains élus refusent d’accueillir des « jeunes » se présentant à leurs services, par exemple pour constat objectif de majorité, des juges peuvent les astreindre à recueillir les déboutés. Des « mineurs » de plus de 30 ans ont ainsi pu bénéficier de places au sein de foyers de l’enfance.
Et puis, en second lieu, l’État les « tient », car souvent la capacité des élus locaux à s’opposer est limitée. Ils sont nombreux à être mis devant le fait accompli lors de la création de centres d’accueil sur le territoire de leur commune. Certains ne se résignent pourtant pas. Ainsi, récemment, à Saint-Lys, près de Toulouse, l’État a prévu d’utiliser les locaux d’un ancien Ehpad pour créer un centre de préparation au retour (CPAR). Prêt à accueillir la moitié des déboutés initialement prévus, le maire (de gauche) a jugé le projet « disproportionné » par rapport aux conditions d’accueil de la commune et fortement mobilisé sa population – en vain pour l’instant. À Beyssenac, en Corrèze, le maire a tenté de préempter, sans succès, le terrain de l’hôtel, dont la vente est l’objet d’un projet d’installation de CADA piloté par l’association Viltaïs.
Ce type d’opposition transcende les clivages : on peut se remémorer l’affaire des bulldozers envoyés par la municipalité communiste de Vitry-sur-Seine en 1980, suite à un afflux non désiré dans un foyer de travailleurs immigrés, ou encore l’action du maire divers gauche de Saint-Gaudens, suspendant sa participation au contrat de ville en 2016 en guise de protestation.
Coopération « proactive » d’élus locaux : l’État n’a pas le monopole de l’appel d’air
Il serait cependant malhonnête d’imputer systématiquement au seul État la réalité de ces situations locales. On pourrait être tenté d’établir le sociotype des élus favorables à l’installation et la prise en charge de primo-arrivants étrangers sur leur territoire.
Ces élus sont le plus souvent ceux de villes grandes et moyennes. À regarder la liste des membres de l’Association nationale des villes et territoires d’accueil (Anvita), organisation regroupant des communes « qui œuvrent pour des politiques d’accueil inconditionnelles incluant les publics exilés » (selon son site internet), on peut aisément conclure que la plupart des élus participants sont issus de communes à forte population, de communautés d’agglomération, de communautés urbaines ou de métropoles. France Urbaine – le lobby des grandes villes – avait par ailleurs invité l’État en fin d’année dernière à « favoriser l’accès à l’emploi des réfugiés et demandeurs d’asile avec une offre de formations linguistiques de qualité et structurée à l’échelle des territoires », ainsi qu’à « desserrer les flux vers les villes moyennes et le milieu rural ».
Sans surprise, ces élus accueillants sont plus souvent « de gauche » : le modèle électoral souhaité par Terra Nova pour ce camp politique, fondé sur une large ouverture aux flux migratoires et une vision accommodante de l’identité française, devient aussi une composante essentielle des choix locaux. On peut noter en particulier la présence au sein de l’Anvita des maires EELV élus en 2022 à Besançon, Poitiers, Strasbourg, Bordeaux ou encore Tours, mais aussi de places fortes du « socialisme municipal », telles que Nantes ou Rouen.
Si le zèle des grandes agglomérations pour accueillir et accompagner l’intégration des migrants semble avéré, une proportion non négligeable d’élus ruraux accepte de s’inscrire dans ce type de démarche collective et volontaire, souvent convaincus par le supposé effet d’aubaine d’un enracinement de populations jeunes dans une circonscription peinant à renouveler les générations. La redynamisation du territoire était, par exemple, le principal argument déployé à l’appui du projet Horizon à Callac, visant à accueillir plusieurs dizaines de réfugiés dans cette petite commune du centre-Bretagne, avant d’être abandonné en janvier dernier du fait d’intenses mobilisations d’opposition, conduites par des habitants et des militants politiques.
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La position de l’Association des maires ruraux de France est à cet égard ambiguë. En 2016, son président, Vanik Berberian, s’opposait au délestage des migrants par l’État vers les territoires ruraux : « La coupe est pleine. […] Les maires ne sont pas associés à cette décision, ils sont épuisés par leur charge, parce que trop de choses leur tombent dessus en même temps. » Les réactions semblent aujourd’hui plus mesurées. Quand un des représentants de l’association faîtière est interrogé en 2022 sur l’idée de faire davantage participer les campagnes à l’accueil des migrants, le principe semble d’ores et déjà acquis : « Il ne faut pas accueillir des réfugiés pour redynamiser nos territoires. Mais c’est parce que nous sommes dynamiques que nous pouvons les accueillir », soulignait ainsi Dominique Chappuit, maire de Rosoy (Yonne) et présidente de l’AMRF locale.
Les grandes agglomérations et leurs élus restent cependant en première ligne du combat pour un « accueil inconditionnel » : concentrant les principaux centres d’activité économique, dépendantes d’une main-d’œuvre bon marché dans certains secteurs, favorables à l’interconnexion des métropoles en réseaux internationaux, elles ont été les enfants gâtés du dernier « acte » de décentralisation engagé depuis 2010 (lois RCT, Maptam, NOTRe…). Celui-ci ayant surtout recentralisé des compétences communales et départementales au niveau des intercommunalités et des régions, il put être qualifié d’« acte de recentralisation » par beaucoup d’élus de petites collectivités.
Au regard de l’implication des grandes villes en matière d’accueil des primo-arrivants étrangers, cette « décentralisation centralisée » – selon le mot du géographe Gérard-François Dumont – semble être aussi une « décentralisation mondialisée ».
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[1] Arnaud Duranthon, L’Institution départementale à l’heure métropolitaine : quelles perspectives ?, 2018.
[2] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, 2015.
[3] Rapport d’information sénatorial sur les mineurs non accompagnés du 29 septembre 2021.