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Le mensonge grec


Le mensonge grec

Montréal. Le lundi 15 décembre s’affiche sur l’écran de l’ordinateur le message d’une organisation politique appelant à manifester le lendemain devant le Consulat de Grèce notre solidarité avec la jeunesse de notre pays, en colère depuis que « la police grecque a froidement assassiné un jeune garçon de 15 ans ». Pour commencer, ce n’était pas la police mais un policier ; il a fait usage de son arme en contravention avec l’ordre du poste de police de s’éloigner de l’endroit des échauffourées. Mais qu’importe un petit mensonge si c’est pour servir la révolution. Parlons donc révolution.

La révolution a débuté en Grèce assez tôt, en 1981, avec la prise du pouvoir par le PASOK (Mouvement socialiste pan-hellénique) d’Andréas Papadréou. Opposé à l’adhésion de la Grèce à l’Union européenne, décidée et obtenue par la droite, le chef des socialistes avait promis d’organiser un référendum une fois aux commandes, afin que le peuple, majoritairement hostile à l’adhésion, exprime et impose sa volonté. Au lendemain de sa victoire, le référendum a été renvoyé aux calendes grecques. Rien de surprenant. C’est la politique. Un jour on dit ceci, le lendemain on fait cela. Où était donc la révolution ? Dans le fait que l’amnésie qui avait frappé Andréas Papandréou avait également frappé le peuple tout entier. Aucune voix ne s’éleva pour dire : « Et ce référendum, alors ? » Tout le monde était complice de la supercherie. On avait voté contre l’Europe mais c’était pour envoyer un « message fort » à nos partenaires : c’est à vous de nous prouver votre amour.

Voilà donc l’acte fondateur de la révolution. Jusqu’à ces élections-là, on avait voté, comme partout ailleurs, dans un sentiment de résignation : on savait qu’on serait trompé par ses représentants. Après ces élections, les mentalités changent : dorénavant on vote pour tromper les autres. Ce n’est plus le politicien qui est le fourbe, disons par la force des choses. C’est le peuple même qui triche en toute conscience. Il fait comme font les enfants avec leurs parents depuis la fondation du monde : tant que les parents les nourrissent, ils font semblant de les aimer. Malheur le jour où les enfants découvrent que leurs parents n’ont plus un sou.

Depuis, la révolution n’a pas connu de répit. Chaque gouvernement, étiqueté de gauche ou de droite, surpassait le précédent en scandales financiers. L’État s’occupait des affaires. L’Église remplaçait l’État. Les citoyens consommaient en toute impunité. Consommaient les terrains urbains, les plages, les forêts, l’air, l’eau, l’herbe. Aux moments de repos, ils jouaient à la Bourse. En 1999, sous gouvernement socialiste, le pays a vécu un sursaut révolutionnaire, parmi les plus remarquables : en une petite semaine, des dizaines de milliers de Grecs, qui n’avaient même pas entendu parler de Bourse quelques semaines auparavant, ont été ruinés et quelques-uns, les malins, ceux qui étaient dans le coup, ont vu leur fortune miraculeusement multipliée par cent ou par mille. On oublie vite le désastre. On se souvient des gens enrichis en une nuit et en avant pour le prochain épisode.

Dans une révolution le peuple est toujours révolté. Il doit créer en permanence les conditions de son agitation. Nulle part ailleurs qu’en Grèce, me semble-t-il, les scandales financiers n’ont été dénoncés avec une telle véhémence. Et nulle part ailleurs les scandales n’ont été à ce point fréquents et répétitifs. Vu de l’étranger, on peut, selon son tempérament, se fixer sur l’un des deux visages de Janus. Les uns penseront que la Grèce est pourrie du sommet à la base. Les autres se diront qu’en Grèce, de la base au sommet, tout le monde exige l’assainissement. Vu de l’intérieur, ça marche. C’est ainsi depuis vingt-sept ans, et je ne vois pas pourquoi cela changerait demain.

Prenons le secteur névralgique de l’enseignement. C’est le lieu par excellence de la sédition. C’est ici que se renouvellent les élites. C’est ici que le principe révolutionnaire du « vote pour tromper les autres » a donné ses fruits les plus extraordinaires : ces professeurs en grève lundi, mercredi et vendredi pour protester contre la privatisation de l’enseignement supérieur et ces élèves et étudiants qui occupent les classes le reste de la semaine pour la même raison. Le peuple soutient le mouvement et tous les parents paient des sommes faramineuses pour assurer à leurs enfants, qui militent en faveur de l’école publique, des cours privés. Plus on défend le service public, plus on œuvre pour le privé. Mais cela, je le répète, n’est pas un paradoxe : on défend le secteur public de manière à rendre le privé inévitable.

Et les événements actuels alors ? Tous ces incendies, toute cette fureur, tous ces jeunes enragés ? N’est-ce pas le ras-le-bol ? N’est-ce pas la manifestation d’un mécontentement général contre la corruption, l’affairisme, les banques, la crise, le libéralisme effréné et autres mondialisations, contre les riches, contre l’Europe, contre les marchands de patriotisme, contre les xénophobes, contre les institutions sclérosées, contre les partis, contre l’État (inexistant), contre ses service d’ordre, en somme contre le monde tel qu’il est et tel qu’il va ? Oui, bien sûr. Mais ce « oui » que je prononce avec conviction vient du tréfonds de notre civilisation engloutie et non du concret de la réalité. Dans un monde devenu dépotoir universel, où l’homme, auto-décoré de tous les droits, se comporte comme un déchet, ce « oui » est notre approbation au barbare, notre appel désespéré à son avènement salutaire.

Le concret ? Noël approche[1. Noël est célébré le 6 janvier en Grèce. NDLR.]. Le maire d’Athènes propose de suspendre les manifestations jusqu’au 10 janvier. Histoire de faire tourner la machine durant ces jours de la sainte-Économie. Le malheureux est traité de tous les qualificatifs qu’on peut imaginer. Non, proclament ses détracteurs, on ne peut pas toucher aux droits démocratiques. « D’ailleurs, a conclu à la fin de son plaidoyer anti-fasciste un téléjournaliste parmi les plus influents, les manifestants sont aussi des consommateurs. »

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Lakis Proguidis est essayiste et critique littéraire. Il a fondé en 1993 et dirige depuis la revue "L’Atelier du roman".

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