La société française est celle des droits-créance, qui peut l’ignorer ? L’empilement de ces « droits à » crée un gigantesque « droit à l’égoïsme ». Ainsi, les discussions autour du « mariage pour tous » en fournissent chaque jour des exemples édifiants. Car elles touchent à ce que notre société a de plus sacré, à savoir les enfants. Dans ce domaine sensible, le choc des divers « droits à » peut devenir percutant. Il suffit d’ouvrir la presse pour faire des découvertes qui seraient cocasses, si ce qu’elles révèlent sur notre état de décomposition morale n’était navrant. Livrons-nous à cet exercice bibliographique à partir de la publication la plus banale qui soit, le quotidien gratuit 20 minutes.
20 minutes est à l’évidence un journal progressiste. Le « mariage pour tous », il est pour. D’autant que cette avancée majeure dans le domaine de l’égalité des droits des homosexuels permettra aussi et surtout une avancée des droits des enfants. Ces enfants, en l’occurrence ceux des homosexuels, sont présentés comme victimes d’une honteuse discrimination du fait de l’impossibilité actuelle de « normaliser » leur situation juridique vis-à-vis de leurs deux « parents » (le parent « biologique » et l’autre, dont on se demande au passage comment il faut l’appeler). Ainsi, le numéro du 11 septembre pose la « question de civilisation » de savoir si « notre société est assez ouverte sur le sujet ». Celui du 6 novembre, reprenant mot pour mot un communiqué de SOS homophobie, appelle à « promouvoir une solution permettant de protéger les enfants des familles homoparentales au même titre que ceux élevés au sein des couples mariés ». Le numéro du 7 novembre fait le point sur les avancées et les « blocages » que la loi promet de lever, ou non, vis-à-vis de l’adoption et de la PMA pour les couples homosexuels.
Le même numéro rapporte les histoires de plusieurs couples homosexuels, qui attendent leur « droit au mariage » pour pouvoir légaliser leur relation avec des enfants conçus par PMA.
« Ça, c’est maman. Et ça, c’est Dédé », lance Abel, 2 ans, en pointant ses deux mamans du doigt. Delphine sourit. […] Abel, petit blond rieur, a été conçu par procréation médicalement assistée (PMA) en Belgique. C’est Anne, la compagne de Delphine, qui l’a porté. « On avait peur, mais ça a été très simple », raconte-t-elle. Les deux Parisiennes ont rempli un dossier pour un deuxième enfant. « On n’attend pas la loi pour construire notre famille », glisse Anne. En revanche, elles l’attendent pour pouvoir se marier, «pour l’égalité des droits» et pour que Delphine puisse avoir la « sécurité juridique» dont elle est aujourd’hui privée vis-à-vis de sa compagne et d’Abel, qu’elle adoptera dans la foulée. « Ce sera un soulagement, lâche Delphine. Je serai reconnue et ce sera légalement mon fils. Sinon, en cas de crise, on dépend du bon vouloir de chacun.»
Ségolène […] en a fait l’expérience lorsqu’elle s’est séparée de sa compagne et mère biologique de sa fille, conçue par PMA. « Pendant deux semaines, mon ex a hésité à partager la garde de notre fille. Ça a été extrêmement violent pour moi, car c’était notre fille à toutes les deux. Je n’imaginais pas être exclue de sa vie du jour au lendemain. En la regardant, je ne savais pas si je pouvais continuer à lui dire que j’étais sa mère. Ma promesse d’être toujours là pour elle serait-elle encore tenable? La décision était entre les mains de ma compagne », raconte Ségolène, encore émue. Finalement, son ex a donné son accord pour partager la garde. « Plus sereine », Ségolène attend toutefois la loi pour adopter sa fille et « avoir un statut en cas de problème ». […]
Le tableau est touchant. La conclusion coule de source, sous-tendue par la tendresse de ces charmantes scènes de genre : les homosexuels font, comme les autres, de merveilleux parents, pleins d’amour et de sollicitude pour leur progéniture. Dès lors, il est évident que les priver du droit à cet élémentaire bonheur qu’est la « parentalité » est une discrimination aussi inique qu’archaïque. Le « droit à l’enfant » étant une évidence pour les hétérosexuels, il doit l’être aussi pour les homosexuels.
Quelques jours plus tard, le même journal publie un article intitulé « SOS crèches : la galère de la garde d’enfants ». Papier d’où il ressort qu’il manque en France un nombre considérable de places en crèche. Le journal chiffre à la louche ce déficit à 500 000 (un nombre rond, ça tombe bien !). Évaluation obtenue par rapport aux « besoins » des parents, que ce déficit oblige, les pauvres, à « pouponner à temps plein », ce qui « est souvent un pis-aller » (sic). En effet, selon une enquête de la Caisse nationale des allocations familiales, « seules 26% des familles interrogées désirent garder leur enfant » (resic). Là encore, la thèse est illustrée par une histoire vécue. Celle de Sylvie, « contrainte de prendre un congé parental », pour élever elle-même sa fille Ombeline, « qui devrait déjà être accueillie dans une crèche ». La conclusion est un appel pour augmenter considérablement le nombre des structures d’accueil de la petite enfance, structures qui permettront à chacun de faire jouer son bien légitime « droit à se débarrasser de ses enfants ».
Ainsi le même journal, se faisant l’écho des préoccupations des Français, milite ouvertement pour ces deux droits : le droit à avoir des enfants (y compris par Procréation Médicalement Assistée non seulement autorisée pour tous mais financée par la société), et le droit à ne pas s’embarrasser avec eux (grâce à des structures payées par le contribuable). Raisonnement logique : puisque les enfants sont présentés comme une merveilleuse source de bonheur pour les parents, il ne faudrait tout de même pas qu’ils deviennent une charge désagréable ! Être parent sans devoir supporter les inconvénients de la « parentalité », voilà une revendication évidente pour notre grand quotidien gratuit, à l’unisson avec une population friande de nouveaux droits à se comporter selon son plaisir égoïste.
Quant aux droits des enfants, rien n’est dit dans les numéros d’octobre et novembre 2012 – quoiqu’on suppute, à lire l’article sur le déficit de crèches, que ce sont les enfants eux-mêmes qui, impatients de quitter les bras de leurs pères et mères, piaffent « à la porte des structures qui leur sont dédiées » (sic). Mais qu’on se rassure, cet important sujet sera certainement abordé dans un numéro ultérieur ! Empiler des nouveaux « droits à », certains incompatibles entre eux mais relevant tous de la solidarité nationale (c’est-à-dire, peu ou prou, des finances publiques), est en effet un sport dans lequel excelle notre feuille de choux progressiste.
Et le progrès, c’est à l’évidence la collectivisation des peines et la privatisation des plaisirs. En l’occurrence, la collectivisation de l’éducation, dont on connaît les peines, pour mieux jouir du plaisir privé de dorloter les chers bambins. Car se charger vraiment de l’éducation de ses enfants, cela voudrait dire faire des sacrifices, en premier lieu vis-à-vis de certaines ambitions professionnelles incompatibles avec la disponibilité requise pour mener à bien cette grande œuvre qu’est l’éducation d’un petit d’homme. Cela voudrait aussi dire supporter bien des fatigues et bien des tensions, fatigues et tensions dommageables à la relation « apaisée » d’un bonheur sans nuage. On n’imagine quand même pas les citoyens empêchés de « profiter » de leurs enfants (comme on dit de façon révélatrice) par l’obligation de sévir pour leur inculquer quelques valeurs morales ! Ils rentrent tard le soir, fatigués par leur journée de travail, récupèrent les morveux à la crèche ou à l’école, et n’ont alors tout simplement pas l’énergie de lutter pour les empêcher de se vautrer devant la télévision ou les jeux vidéos (devant lesquels ils sont d’ailleurs eux-mêmes vautrés).
Heureusement, les professionnels appointés par la collectivité nationale sont là pour ça. Servant de fusible dans la relation parent-enfant, ils la préservent du pire, la réservant pour ce qu’on estime être le meilleur. Et qu’importe si cette éducation collective précoce, délivrée par des professionnels, privée de la légitimité que donne seul le lien affectif unique entre parent et enfant, aboutit à créer des êtres imparfaits. Des êtres indisciplinés, instables, incapables de se concentrer, soumis au diktat de leurs désirs immédiats, des êtres mal élevés dont d’autres professionnels (les professeurs) relèveront quelques années plus tard les carences essentielles, carences malheureusement impossibles à corriger malgré l’avalanche de mesures pédagogiques que déversent les programmes scolaires. Mal élevés par des puéricultrices pourtant diplômées d’état, les enfants se révéleront difficiles à instruire par des professeurs eux-mêmes dûment formés par des experts en pédagogie. Quant aux parents, ils sont bien sûr au-dessus de tout reproche. Peut-être serait-il temps de se demander si la délégation systématique de la première éducation à des professionnels n’a pas quelque responsabilité dans cet immense gâchis.
Une dernière piste de réflexion, alimentée là aussi par l’actualité : et si l’infériorité dans la compétition économique des Français par rapport aux Allemands avait à voir avec cinquante ans de collectivisation de la petite enfance ? On le sait, l’Allemagne aide fort peu les parents de jeunes enfants : pas de crèches, pas de défiscalisation pour garde d’enfant, très peu d’écoles maternelles, journée scolaire finissant vers 14h… Outre-Rhin, avoir un enfant oblige en général les femmes à arrêter de travailler, au moins pendant quelques années. Il est bien possible que ce choix cornélien – mener une carrière ou avoir des enfants – leur coûte, et que la « qualité de vie » des femmes allemandes soit inférieure à la qualité de vie des femmes françaises. Mais il est aussi possible que le défaut de compétitivité des Français s’explique, en partie, par leur défaut d’éducation. On présente toujours le faible taux de fécondité des Allemandes (moitié moins que les Françaises) comme la preuve de l’immense supériorité de notre système, si généreux en aides de toutes sortes pour faire élever (et donc avoir) ses enfants. Mais si, en investissant dans la quantité, la France s’était privée de la qualité ? L’Allemagne a fait le choix inverse. De ces deux modèles, lequel se révélera le plus avisé ?
En évoquant le « choix cornélien » auquel sont soumis les Allemands (et surtout les Allemandes), je ne prétends nullement faire l’apologie d’un système qui confine les femmes à la maison. Simplement, je remarque que les choix de vie des uns (les adultes) ont des conséquences sur les autres (les enfants). Nier ces conséquences au nom de l’idéologie de l’extension des droits, c’est refuser de voir la réalité. Et menacer ce faisant les plus faibles, qui ne sont pas en position de lutter pour faire reconnaître leurs besoins – et même leurs besoins les plus élémentaires, comme l’éducation.
Par ailleurs, la liberté ne consiste pas à concilier les contraires – attitude du pervers[1. La perversion, au sens psychiatrique du terme, est une complaisance envers des fantasmes incompatibles entre eux. Le pervers sait bien que ses fantasmes de maîtrise ne peuvent tous être réalisés, mais il se comporte comme s’il n’en était rien. Il s’applique à persuader les autres qu’il réalise lui-même ce mélange des contraires, et jouit du désarroi que ce spectacle provoque.] : « Je sais bien, mais quand même ! ». La liberté consiste à pouvoir faire des choix entre les contraires, en échappant aux pressions sociales qui rétrécissent les possibles. Ainsi la liberté des femmes n’est pas de concilier automatiquement carrière professionnelle et vie de mère de famille. Il n’y a aucun « droit » à mener ces deux voies de front si elles s’avèrent inconciliables. La liberté consiste à pouvoir choisir de se consacrer à l’une ou à l’autre, éventuellement à l’une puis à l’autre. De même pour les homosexuels : leur liberté consiste à pouvoir choisir le type de sexualité qui leur convient. Mais en exerçant le droit souverain de choisir leur sexualité, il se peut qu’ils découvrent que leur choix exclut certaines possibilités offertes par l’hétérosexualité… comme la procréation, qui est organiquement liée à une relation hétérosexuelle.
En définitive, apprendre à arbitrer entre les différents possibles qu’offre la vie en société, apprendre à renoncer à un petit plaisir immédiat pour obtenir un plaisir retardé mais plus grand, apprendre à se contraindre vis-à-vis des uns pour ménager les autres, c’est exactement ce que doit faire l’éducation. Éduquer aujourd’hui, c’est avant tout apprendre à choisir entre les différents droits. D’où il ressort que l’éducation, décidément, est l’alpha et l’oméga des problèmes du monde moderne.
*Photo : pjan vandaele.
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