Accueil Société Le mari de la femme de César ne doit pas être soupçonné

Le mari de la femme de César ne doit pas être soupçonné


image : lmpetersen (Flickr)

« Je ne sais quelle envie perverse me prit de la gêner, de l’assiéger, de la contraindre dans sa dernière réserve. »
Eugène Fromentin, Dominique, ch. XII.

L’affaire DSK est décidément le miroir déformant de la vie politique française. On ne saurait prévoir l’issue du procès qui décidera de l’innocence ou de la culpabilité de l’ex-directeur général du FMI. Mais les arguments mis en avant pour distinguer sa vie publique de sa vie privée et apprécier les répercussions que celle-ci aurait pu avoir sur celle-là témoignent d’une incompréhension radicale de ce qu’est − ou devrait être − une démocratie.

Après le coup de tonnerre, le débat a dévié sur le silence du milieu politique − et du Parti socialiste au premier chef − concernant son goût pour la gent féminine. Il se justifie, plaide-t-on, par le refus de lier sa vie privée à sa vie publique au nom du respect dû à son intimité. La plupart des intervenants à la télévision et à la radio, qu’ils soient amis ou adversaires de M. Strauss-Kahn, reconnaissent qu’il n’était pas convenable de parler de ses ardeurs érotiques bien qu’elles aient été un secret de Polichinelle. On a répété à l’envi que la presse ne devait pas mettre en cause la vie privée d’un homme politique, quoi qu’on en pense sur le plan moral, d’autant que nul ne sait si et à quel moment le dragueur peut se transformer en prédateur.[access capability= »lire_inedits »]

Tout cela est vrai. Il serait malvenu d’imputer à quelqu’un les conséquences possibles de son libertinage et de préjuger de la violation virtuelle des lois. La présomption d’innocence concerne au premier lieu des attitudes qui, auraient-elles été douteuses, n’ont pas entraîné jusqu’alors de faits délictueux. Il n’empêche que le silence convenu de la presse française, comme le silence gêné du Parti socialiste, sur les frasques de l’homme politique relèvent d’un véritable déni de transparence démocratique. On peut même parler d’une connivence du microcosme médiatique et d’une solidarité de la caste politique. Au milieu des rires des invités de Thierry Ardisson, Tristane Banon déclarait en février 2007 s’être battue avec un « chimpanzé en rut » qui avait tenté de la violer. Le nom de la personnalité concernée était occulté, mais chacun le connaissait et faisait des gorges chaudes de sa prodigalité naturelle. Aujourd’hui, les langues se délient et le grand public, encore sidéré par la mise en cause de l’un des hommes les plus puissants de la planète, est stupéfait de ces révélations d’autant plus brutales qu’elles sont tardives.

L’étrange mutisme de la gauche

Or, s’il est légitime de séparer la vie privée des citoyens de l’espace public quand elle se limite à la sphère personnelle, il est aussi légitime de les rapprocher quand cette vie déborde sur la sphère politique. Les droits d’un individu à son intimité changent de sens lorsqu’ils s’opposent à ses devoirs : les vices privés ne peuvent pas se transformer par enchantement en vertus publiques. On a trop oublié que la vertu, au sens de Montesquieu, est le seul principe qui anime la démocratie. Louis Althusser avait justement souligné cette nécessité d’une cohérence vertueuse. Si le citoyen est bien le reflet de l’État dans l’homme particulier, « la démocratie suppose […] une véritable conversion de l’homme privé dans l’homme public ». Et Althusser d’ajouter cette réflexion plus actuelle que jamais : « Si, dans la démocratie, tous les délits privés sont des crimes publics, ce qui justifie les censeurs, si le droit civil fait un avec le droit politique, c’est que toute la vie privée de l’homme consiste à être un homme public − les lois étant le perpétuel rappel de cette exigence. »[1. Louis Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire, Paris, PUF, 1959, p. 65]

Il n’est pas question de donner à quiconque, et surtout aux hommes politiques, des leçons de morale. On sait de quel bois l’homme est fait. Mais on aimerait que les socialistes prennent conscience de l’exigence démocratique. On aimerait aussi qu’ils mettent en regard de la présomption d’innocence du directeur du FMI la présomption de victimisation de l’employée du Sofitel. Avant de commettre un délit, tout homme est innocent aux yeux de ses amis et de la société. À force de taquiner les limites en toute impunité, on bascule parfois dans le passage à l’acte. La gauche a ironisé à satiété sur la boulimie sexuelle de M. Berlusconi ; elle est restée étrangement muette sur celle de M. Strauss-Kahn qui butinait les mêmes fleurs. Aux yeux des Romains, la femme de César ne devait pas être soupçonnée ; en conséquence, l’empereur répudia son épouse soupçonnée d’avoir eu des relations illicites avec Clodius. Mais la sentence ne doit-elle pas concerner d’abord César lui-même ? Le principe de précaution s’applique aussi aux hommes politiques.[/access]

Juin 2011 . N°36

Article extrait du Magazine Causeur



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est professeur de philosophie à l'université de Nice Sophia Antipolis

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