Le journal Le Monde du 19 décembre dernier lance un article intitulé : «Le rendez-vous manqué entre économistes et politiques ». Cette non-rencontre est, au fond, assez naturelle.
D’un côté, nous avons des personnes luttant sur un marché politique, un marché où il faut vendre des produits politiques comme d’autres vendent des marchandises classiques : déplacement du statut de citoyen à celui de consommateur. De l’autre côté, celui des économistes, nous avons des personnes aux prises avec la connaissance des effets des produits politiques offerts : mesures salariales, fiscales, règlementaires, financières… Des analyses souvent complexes mobilisant des outils eux-mêmes d’accès difficile pour le non averti.
Il est donc naturel que le marchand de produits politiques, comme tel ou tel marchand, ne se soucie pas des effets complexes des mesures prises. Est-il dans l’intérêt immédiat du commerçant de se soucier des contraintes, voire les inconvénients, de ce qu’il vend pour ses clients ?
Toutefois, la non-rencontre entre candidats et économistes mérite quelques explications approfondies.
Une réalité plus fondamentale
En premier lieu, il est historiquement exact que le pouvoir politique repose sur une question d’appropriation des outils constitutifs de la puissance publique, en particulier la loi. Dans un régime dictatorial, l’appropriation a pour but de consolider les pouvoirs du dictateur. Dans un régime démocratique, les choses sont plus complexes. Il y a bien sûr toujours l’intérêt des dirigeants politiques, mais il y a surtout les intérêts des électeurs, lesquels ne sont pas identiques et se confrontent. De ce point de vue, l’idée d’un intérêt général est toujours problématique : il est un signifiant sans que le signifié puisse être désigné de manière incontestable.
Les électeurs sont autour de la loi dans des configurations diverses ou opposées : sa transformation désavantage certains citoyens et favorisent d’autres. Par exemple, une mesure de blocage des loyers avantage les locataires et désavantage les propriétaires… au moins dans le court terme. Les candidats à l’élection présidentielle, face à des électeurs – qui sont de plus en plus des consommateurs, et qui à ce titre ne sont plus qu’une clientèle divisible en segments – composent ainsi un paquet de propositions qui relève d’une analyse purement marketing. Avec une conséquence considérable : l’immédiateté marchande ne permet pas de proposer des visions d’avenir pour le pays. Tout au plus, peut-on parler de rétablir une croissance dont le sens n’est pas questionné ou de marcher vers plus d’Europe sans savoir ce que cela peut signifier.
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En second lieu, les économistes sont d’une certaine façon d’accord avec les candidats à la présidentielle pour ne pas se rencontrer. Naguère, les économistes étaient d’une certaine façon des théoriciens du global : ils tentaient d’expliquer le tout sans se spécialiser sur les parties. On essayait, comme on le fait encore dans les sciences physiques, de marcher vers un principe global d’explication de la réalité. En termes savants, on dit que la science doit-être moniste.
Certes, la démarche était difficile et comme aujourd’hui encore pour le clivage entre la physique classique et la physique quantique, il fut impossible de dépasser les clivages entre théorie économique classique, keynésienne, libertarienne… Ce que l’on constate est donc un éparpillement des savoirs avec des spécialités au périmètre de plus en plus limité : économie des transports, économie pétrolière, économie de la santé… Et un éparpillement qui ne peut que s’élargir au fur et à mesure que la crise sanitaire actuelle semble dévisser ce qui restait des grands savoirs : les théories monétaires…à revisiter, les questions de l’emploi… à revisiter, les questions de l’articulation de l’offre globale à la demande globale…à revisiter, etc. Aucun économiste n’ayant aujourd’hui l’envergure d’un Einstein pour refonder un paradigme global, chacun vivote dans sa spécialité.
Les candidats ne peuvent proposer sur le marché politique, ni vision ni sens, questions devenues éloignées de celui qui est en voie de devenir un simple consommateur de règles ou de droits individuels. De ce point de vue, ils sont en plein accord avec les économistes qui, eux non plus, n’ont plus grand-chose à dire sur le fonctionnement et le sens de l’ensemble. À quoi bon se rencontrer pour discuter d’un avenir qui ne surplombe plus le présent ? Il n’y aura donc pas de débat sérieux et approfondi entre économistes éloignés d’une vision globale sur le fonctionnement du monde et candidats fondamentalement éloignés des questions de vision et de sens. Si débat il y a, on sera toujours dans le quasi hors sujet.
L’art de la promesse
Simultanément, les candidats à l’élection présidentielle sont en complet désaccord avec les économistes qui s’intéressent aux conséquences des paquets de propositions politiques. Certes, les économistes d’aujourd’hui vivent dans l’éparpillement mais ils disposent d’outils précis de mesure. Ils sont ainsi bien armés pour contester l’éparpillement des paquets de propositions imaginés par les candidats. Bien armés, ils tentent, pour tout élément du paquet, d’en évaluer les répercussions et savent mieux que quiconque que toute proposition avantage certains acteurs et en désavantagent d’autres, ce que le marchand politique ne peut accepter. Tel est le cas par exemple du paquet « hausse des salaires », paquet proposé par une majorité de candidats car très apprécié. Les économistes savent – certes plus ou moins – en évaluer les conséquences en termes de dérive des prix, en termes de capacités exportatrices plus réduites et importatrices plus dangereuses, en termes de marges plus faibles, en termes d’emploi plus réduit, en termes de charges sociales diminuées, d’État Providence revisité… Ce que les candidats refusent de voir. Un candidat, comme tout bon commerçant, ne peut que mettre en avant les avantages du produit proposé et masquer, autant qu’il se peut, les désavantages associés.
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Au final, économistes et candidats à l’élection présidentielle n’ont certes rien à se dire, mais surtout ces derniers ne peuvent accepter l’irruption d’un savoir sur ce qui n’est qu’un tas mal ficelé de produits politiques agités devant des consommateurs exigeants et égoïstes. Le marché politique n’a plus les moyens de forger un horizon et participe à l’écrasement du futur sur un présent agité.
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